Site scientifique de Marc Mvé Bekale

Enseignant- chercheur à l'Université de Reims (I.U.T de Troyes)

 

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Revue AFRAM Review. Nos 61-62 Juin & Décembre 2005

 

Simon Schama. Rough Crossings. Britain, the Slave and the American Revolution. London, BBC Books, 2005, 448 p. £ 20.


Ils portaient des noms symboliques (British Freedom, Liberty Lagree, etc.). Des noms adoptés comme stratagèmes pour échapper aux chasseurs d’esclaves. Ces noms exprimaient aussi leur aspiration profonde, traduisaient leur foi dans la monarchie britannique, dont ils espéraient qu’elle allait rompre leurs chaînes, contrairement à la jeune République américaine, qui se montrait incapable de surmonter ses propres contradictions sur les questions de liberté et d’égalité. Quand la Guerre d’Indépendance éclata, une bonne partie de la communauté noire américaine n’hésita pas à prendre partie pour la Grande-Bretagne. Ainsi naquirent les troupes loyalistes noires. Celles-ci eurent droit à une promesse de liberté écrite et signée de la main des officiers britanniques sur instruction du roi. On connaît la suite de l’histoire. La Grande-Bretagne ayant perdu la guerre, les Loyalistes noirs furent abandonnés dans la région aride de Nova Scotia : « a dirt clearing with rough cabins at the centre and a few chickens strutting around and maybe a mud-caked hog or two ». Rough Crossings revient sur cette page peu connue du conflit américano-britannique. L’ouvrage apporte un nouvel éclairage sur la posture morale qui déterminait l’engagement militaire des Noirs. Car autant il y avait des British Freedom et Liberty Lagree chez les Loyalistes autant on retrouvait leurs équivalents dans les rangs des Patriotes (Dick Freedom, Jeffery Liberty). L’argument central ici est que les Noirs ne furent pas de simples pions manipulés de part et d’autre pour les besoins de la cause. Ils étaient de vrais acteurs, mus par un calcul politique indissociable de la question suivante : les rebelles américains, une fois libérés de la tutelle britannique, étaient-ils capables d’accorder aux Noirs les droits inscrits dans la Déclaration d’Indépendance ? Fallait-il se laisser séduire par la rhétorique anti-colonialiste (« give me death or give me freedom »), qui, chez certains révolutionnaires comme James Otis, allait jusqu’à une remise en question de l’institution de l’esclavage ?
Le livre soulève aussi une question historiographique d’importance : pourquoi, dans les écoles et universités américaines, l'histoire des Loyalistes noirs est-elle tombée dans l’oubli ? Pour Simon Schama, la réponse est à rechercher dans une vision orthodoxe de l’histoire qui situe, de manière irréductible, le socle de la nation américaine dans les idéaux des Pères Fondateurs. Pourtant la lutte pour la liberté au sein de la communauté noire américaine apparaît inextricablement liée à l’image que les Noirs avaient de la Grande-Bretagne avant, pendant et après la Guerre d’Indépendance. La volonté d’élaboration d’une stratégie d’émancipation (« free black politics » ) issue de ce conflit, fut marquée de l’empreinte des Loyalistes noirs de Scotia Nova, lesquels contribuèrent largement à l’émergence de la culture africaine-américaine, ne serait-ce que par la création des premières écoles pour enfants des Noirs affranchis.


Marc Mvé Bekale, Université de Reims

Catherine Chauche. Langue et monde. Grammaire géopoétique du paysage contemporain. Paris, L’Harmattan, 2004, 254 pages, 21,5 euros.


« Le langage est la demeure de l'Être. Dans son abri, habite l'homme. Les penseurs et les poètes sont les gardiens de cet abri », écrit Martin Heidegger dans Lettre sur l'humanisme. Pour le philosophe allemand, toute tentative de saisie ontologique du sens de l’Être passe nécessairement par une analyse fine du langage humain. Tel semble le principal enjeu de cet ouvrage, qui s’inscrit dans le champ théorique de l’herméneutique heideggerienne. En effet, « la question de l’Être » y est examinée à partir de son déploiement dans la « géopoétique » des textes postmodernes, avec en filigrane la question suivante : quelles topologies de l’être se trouvent en jeu et émergent dans la création poétique et fictionnelle contemporaine ? La réponse est fournie par une approche critique située à la croisée de la linguistique de Gustave Guillaume et de la phénoménologie. De cet entrecroisement naît une méthode scientifique plus ou moins ardue, la « phénoménologie de l’écriture », à travers laquelle se dégagent les différentes articulations de l’acte verbal, les systèmes et les sous-systèmes de la langue, examinés à la lumière des outils heuristiques mis en place par Heidegger pour expliquer les modes d’existence (« ek-stases ») de la temporalité.
Au terme de son balisage du paysage épistémologique, Catherine Chauche passe ensuite à l’étude géopoétique proprement dite. Le corpus couvre à la fois le domaine fictionnel et poétique. Les textes choisis, quelque peu hétéroclites, vont de Gravity’s Rainbow à Walking the Coast de Kenneth White. La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée à l’analyse géopoétique des romans de Paul Auster et de Pynchon, rend compte du fonctionnement de la mécanique grammaticale, montre, dans le cas de Gravity’s Rainbow, comment la structure éclatée du texte épouse souvent les contours du monde mis en scène, dont les espaces temporels, politiques et psychiques apparaissent profondément fragmentés. La géopoétique pynchonnienne émerge alors comme une machinerie complexe, illustrée par de multiples tableaux et graphiques qui permettent une autre appréciation des paysages secrets de l’imaginaire postmoderne.
La dernière partie cherche à dégager la signification existentielle du « Dire poétique » à partir des œuvres de Saint-John Perse, Charles Olson et Kenneth White. Ici, l’accent est mis sur les glissements, transformations et les métamorphoses complexes tels qu’ils opèrent dans l’énoncé poétique. Qu’il s’agisse de la poésie ou du roman, l’acte verbal se déploie souvent sur le mode d’une ouverture constante au monde. Un tel mouvement est surtout caractéristique de l’œuvre de Kenneth White, créateur d’une « poétique du dehors », d’une « écriture nomade ». L’Être y est arraché à la latence dans un élan qui fait de l’acte de langage un lieu de « contemplation active », où le paysage perçu (« landscape ») et le paysage des mots (« wordscape ») se trouvent dans une relative harmonie.


Marc Mvé Bekale, Université de Reims.

Ginette Curry. The Awakening of African Women : The Dynamics of Change. London, Cambridge Scholars Press Ltd, 2004, 195 p.


Le présent ouvrage s’écarte des théories féministes habituelles pour une approche plus empirique. Il tire sa substance de l’expérience sociale de la femme africaine telle qu’elle est représentée dans certains films et romans contemporains. L’auteur part d’une idée bien connue : la femme africaine est un individu opprimé. D’où le titre du premier chapitre : « Oppression ». Cette condition serait déterminée par une société attachée à ses traditions ancestrales et se traduit, dans les faits, par des mariages organisés, les rites de l’excision, mais aussi, et curieusement, par la littérature orale et les commérages alimentés par les femmes elles-mêmes. C’est ainsi que la femme africaine devient complice de sa propre servitude. La modernité féminine en Afrique s’écrirait alors sur le mode d’un lent processus d’arrachement au carcan social, qui trouve son achèvement dans la subversion des valeurs. L’auteur a pu s’en rendre compte lors de son séjour en Afrique où l’excision, souvent présentée comme un moyen de contrôle sexuel de la femme, recouvre la forme d’un jeu dialectique à travers lequel le corps féminin devient une arme économique et d’émancipation. Illustre bien cette tactique, le mariage polygame : la femme, loin de répondre mécaniquement aux attentes de son époux, y trouve souvent un cadre d’expression de sa liberté. Ces stratégies d’émancipation, voire de domination et d’inversion des rôles sociaux, sont passées au crible pour montrer l’évolution de la conscience de la femme africaine en tant que « agency ». Les techniques d’émancipation, faites de subterfuge et de double jeu, montrent que la femme africaine vit une expérience particulière du concept de « gender », géré et négocié dans le respect des marqueurs culturels. Or c’est cette spécificité culturelle (le lien entre culture et stratégies de libération) que les théoriciennes féministes des sociétés occidentales ont tendance à perdre de vue. Ignorant les particularités régionales, leur discours se perd souvent dans des considérations abstraites. En ce sens, l’ouvrage cherche aussi à corriger les limites épistémologiques du féminisme postmoderne. L’auteur allant au-delà des abstractions théoriques grâce une meilleure connaissance des réalités du continent africain, qu’elle a sillonné pendant de longues années avant de s’installer en Floride.


Marc Mvé Bekale, Université de Reims.

Daniel Mengara. Mema. Oxford, Heinmann, 2003, 122 p. £ 10.90


Ecrit dans une langue délicieuse, ce premier roman de Daniel Mengara est un véritable cri du cœur. Il s’ouvre comme un long poème dans lequel transparaît le profond attachement de l’auteur à sa terre natale (le Gabon), recréée à travers la figure allégorique de la mère. Le personnage maternel est évoqué dans une écriture douce, langoureuse, même si on en déplore parfois le lyrisme mélodramatique. Construit sur le mode de l’autofiction, l’histoire, racontée à la première personne, retrace une petite enfance africaine, à la fois noble et ignoble, auprès d’une mère au caractère bien trempé, qui refuse de se laisser écraser par une société aux valeurs étouffantes. Alors, quiconque se met en travers du chemin de Mema, l’héroïne éponyme du livre, devrait affronter sa redoutable machette, arme de résistance et d’affirmation d’un féminisme féroce. L’héroïsme de cette villageoise, résolue à combattre des traditions qui nient son identité, décadre, pour la recadrer, l’image stéréotypée de la femme africaine, passive face aux lois écrites par les hommes.
Le récit dévoile aussi un jeu d’interaction entre la haine et la passion, l’envers de la frustration, d’où naît souvent le désir de dépassement de soi. La quête des actions héroïques, comme le pensait Alfred Adler, étant souvent mue par le désir de compensation de type narcissique. Un moyen de surmonter les « carences » de la petite enfance. Ainsi l’engagement politique de Daniel Mengara, marqué par un radicalisme exacerbé, reproduit dans le récit sous une modalité symbolique (la terrifiante machette maternelle), serait à la mesure de la profonde blessure infligée au garçonnet à travers le viol sauvage de la terre natale. La résistance politique épouse ainsi les contours d’un retournement (de type adlérien) de la blessure narcissique.
Drame affectif donc. Mais aussi, fable magique où l’on assiste à des combats épiques entre les hommes et les animaux, les vivants et les revenants. Puis vient le drame de la mort, jamais naturelle en Afrique noire, et souvent source de guerres secrètes. En cela, ce petit roman se déploie sous la forme d’un conte merveilleux, peuplé d’hommes et de femmes capables d’explorer d’autres dimensions spatio-temporelles, de braver les frontières du réel dans leur quête de lumière et de vérités cachées auprès des fantômes.
Le style, concis, sans ornements inutiles, fait penser à l’écriture de Chinua Achebe ou même à celle de Toni Morrison (dans la mise en scène du merveilleux), traduit une extraordinaire appropriation de la langue anglaise. L’entreprise apparaît d’autant plus fascinante, sinon audacieuse, que Daniel Mengara, francographe, né au Gabon et aujourd’hui installé aux Etats-Unis, a su se servir de l’anglais pour restituer la magie du monde africain.

Marc Mvé Bekale, Université de Reims

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