Site scientifique de Marc Mvé Bekale

Enseignant- chercheur à l'Université de Reims (I.U.T de Troyes)

 

Retour accueil

 

DIEUDONNE, LES JUIFS, ET LA TRAITE NEGRIERE

 

Les juifs ont-ils tiré profit de la traite des Noirs ?


Cette question est inspirée par le tollé qu’a provoqué l’humoriste Dieudonné, qui a comparu le 2 avril 2004 devant le tribunal correctionnel de Paris, poursuivi pour « diffamation à caractère racial » en raison d’un sketch jugé antisémite joué sur France 3. Voilà qui fait aujourd’hui du comique métis l’un des porte-étendards de l’antisémitisme en France. De l’avis d’Eric Marty (Le Monde 7-8 mars 04), professeur à l’université Paris-VII, les bouffonneries de Dieudonné sont significatives d’une « rivalité mimétique » car pour « Dieudonné et les siens », le juif, « ce rival victimaire est celui qui [les] empêche d’être et de se proclamer la victime comme elle le voudrait ».
Mais comment expliquer la source de l’animosité des Noirs envers le peuple juif étant donné « [qu’] Israël est la première civilisation au monde à avoir donné aux Noirs une égalité anthropologique absolue en faisant de ces fils de Cham les descendants directs d’un sujet universel – Adam –, et ce n’est pas là le moindre apport du monothéisme que le prétendu athée qu’est Dieudonné pourrait méditer ». Sous la plume d’un professeur d’université, la légende des fils de Noé devient un argument historique au mépris des connaissances dont nous disposons aujourd’hui sur l’évolution de la vie. Si du point de vue judaïque, l’identification de l’homme noir à la descendance de Cham demeure un haut fait historique, il reste que cette filiation ne nous a pas toujours bien servi : la damnation de Cham par son père n’a-t-elle pas signé le drame de notre exclusion de la famille humaine ? Au sortir du Déluge, Noé fit pousser la vigne, but le vin à s’enivrer avant de s’endormir sans se couvrir. Quand le patriarche se réveilla et apprit que Cham avait violé son intimité, il condamna sa descendance à la servitude : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères. […] Béni soit l’Eternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! » (Genèse 9, 10). Si la parole biblique relève de l’histoire, l’acharnement de Noé contre son fils en fait alors l’initiateur du logos de l’esclavagisme. La pseudo-filiation génésique du Noir au fils de Canaan ayant servi de socle moral au racisme, comment imaginer que le peuple noir puisse s’enorgueillir d’une légende qui l’a stigmatisé ad vitam aeternam ?
L’universitaire français pose ensuite la question de la participation des juifs à la traite des Noirs, notant combien la propagande contemporaine a exhumé « le mythe du juif comme figure de l’esclavagiste », pour effacer la mémoire de l’esclavagisme arabo-musulman. Pourtant, d’après son enquête, de nombreuses études montrent « que les profiteurs et organisateurs du monde occidental ne furent pas juifs ». Pareille prise de position ( que l’on retrouve dans le livre de Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent) oblige à clarifier le contexte dans lequel certains marchands juifs d’Espagne, du Portugal, de France, des Pays-Bas, avaient fait fortune grâce à un commerce aujourd’hui criminalisé, pourtant naturel en son temps.
Après la chute de l’empire romain, le peuple juif s’éparpille à travers l’Europe de l’ouest et l’Afrique du nord. Confrontés, entre le 11ème et le 13ème siècles à un climat de persécution dû à l’Inquisition et aux Croisades chrétiennes, les juifs durent choisir entre le bûcher, la conversion au christianisme ou un nouvel exode. L’Inquisition donna alors naissance à de Nouveaux chrétiens ou conversos qui seront très actifs dans le commerce des Noirs entre le 16ème et le 18ème siècles. Ici nous interpelle nécessairement la notion de « juif converti » : est-il chrétien, juif ou les deux à la fois ? Ignorons le soupçon de double jeu imputé aux nouveaux convertis. Même en admettant que l’identité juive déborde le judaïsme, puisqu’il existe des juifs athées, il ne fait aucun doute que les juifs chrétiens ou européens ont largement tiré profit de la traite négrière. Notons, entre autre, que les juifs étaient déjà présents, mais en nombre négligeable, au même titre que les Berbères et les Noirs, dans l’esclavage transsaharien contrôlé par les Arabes. D’innombrables documents prouvent qu’à Lisbonne, entre le 16ème et le 17ème siècles, les conversos étaient les principaux actionnaires du commerce triangulaire. En Espagne, le premier commerçant à avoir bénéficié du droit d’exportation des esclaves en Amérique fut un converso du nom de Juan de Córdoba, orfèvre de son état, ami de Christophe Colomb et de Cortés. Toujours au Portugal, un converso tel que Fernão de Lorohna obtint le monopole du commerce des esclaves et du vin au fort d’Elmina (Ghana) et dans la Baie du Bénin, tandis que José Rodrigues Mascarenhas, un autre célèbre converso, à qui le roi Manuel I avait accordé le monopole du commerce en Gambie à partir des années 1500, transmit son héritage à son fils António. A noter aussi Fernando Jimenez, alias Peretti, un esclavagiste converso, dont les descendants juifs eurent de grands intérêts commerciaux en Afrique. Au Brésil, des quarante usines de fabrication du sucre installées à Bahia en 1590, douze appartenaient à des juifs convertis. En 1640, la compagnie française Cacheu, nouvellement reconstituée, demanda un asiento, licence de commercialisation des Noirs, qu’elle obtint au terme d’une âpre négociation avec Madrid. L’accord signé révéla l’existence d’une « converso connection » entre les esclavagistes portugais et hollandais car les Portugais s’approvisionnaient aux Pays-Bas où la marchandise était bon marché pour leurs échanges avec l’Afrique. A ce sujet, Jean Barbot, capitaine négrier français bien connu, écrira dans les années 1670 : « les Portugais […] reçoivent la plupart de leur cargaison de la Hollande, sous le nom des juifs qui y résident ». En France, il faut signaler de grands noms juifs tels que David Gradis, Samuel Alexandre, installés à Bordeaux, qu’on retrouve dans le commerce triangulaire. On peut multiplier les exemples de ce type pour montrer que la part des juifs dans le commerce des Nègres est loin d’un mythe destiné à attiser la propagande antisémite, mais correspond à une réalité écrite dans des livres sérieux.
Pour revenir à Dieudonné, force est de reconnaître que ses dérapages posent de vraies interrogations : a-t-on le droit de remettre en question la doxa des textes canonisés, tel le mythe du peuple élu ? Pourquoi Dieu aurait-il élu un peuple au détriment d’autres ? Un tel dogme n’est-il pas porteur de violence et de haine ? Ne fait-il pas le lit de la « rivalité mimétique » ? Ne contribue-t-il pas à la radicalisation de l’altérité ? Dieudonné l’a dit devant l’Olympia : ni peuple élu ni peuple déchu, son peuple, à lui, se décline sous le label de l’Humanité. Il est donc à mille lieues de Jean-Marie Lepen ou de Louis Farrakhan.


Marc Mvé Bekale
Maître de conférence à l’Université de Reims (IUT de Troyes)
Membre du Centre d’Etudes Africaines-Américaines (Paris)
Ecrivain et essayiste gabonais

 


Les juifs ont-ils participé à la traite des Noirs ?

 

Le fait s’installe peu à peu dans l’inconscient collectif français : Dieudonné est devenu un dangereux antisémite qu’il faut écarter de la scène publique. Ainsi Le Monde (21/02/05) concluait-il son éditorial (« Dieudonné, assez ! ») en proposant de « se détourner de ce clown en colère dont les propos exhalent un parfum de haine ». Cette belle tactique devrait venir à bout du « syndrome Dieudonné », sans doute partagé par une bonne partie de la population française, surtout celle issue de l’immigration, en mal de reconnaissance.
Face aux diatribes incendiaires de Dieudonné, la machine médiatique française (1) s’est mobilisée pour faire la lumière sur l’histoire de la traite des Noirs. Or, là où on s’attendait à un débat la parole a été plutôt monopolisée par un seul historien, Olivier Pétré-Grenouilleau, à l’expertise reconnue, mais dont la neutralité est apparue approximative.
Auteur de Les Traites négrières (Gallimard, 2004), Olivier Pétré-Grenouilleau a proposé une argumentation autour de trois principaux enjeux : 1/débarrasser le travail historiographique de tout jugement moral, 2/démontrer l'existence non pas d'une traite des Noirs, mais de trois grandes phases dans l'esclavagisation des Africains (approche globale permettant de mettre au jour la complicité des Noirs dans le commerce des leurs et de démolir l'idée souvent répandue des Noirs victimes), 3/battre en brèche le mythe de la prétendue participation des juifs au commerce des esclaves.
A la question « Les marchands juifs participent-ils à la traite atlantique ? », l’historien français, sans la moindre nuance, répond : « Faux ». En guise de preuve, il brandit le Code noir de Louis XIV, promulgué en 1685, dont le premier article exclut les juifs des colonies françaises : « … enjoignons à tous nos officiers de chasser hors de nos îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence… ». Mais à l’examen, cette pièce à décharge, en faveur des juifs, interpelle : pourquoi, tout au long du 18ème siècle, les juifs, malgré l’existence de cet édit, seront-ils toujours présents ici et là dans les colonies françaises d’Amérique centrale ? Cela n'indique-t-il pas que la disposition du Code noir, signant leur expulsion, ne fut pas toujours appliquée à la lettre ? Est-il besoin de faire remarquer que l’expulsion des juifs des colonies françaises ne les exclut pas pour autant du commerce triangulaire ?
L’affirmation consistant à nier la participation des juifs au commerce des Noirs tend à briser un mythe pour le substituer à un autre. Et cela parce que Pétré-Grenouilleau apporte une réponse étriquée à une question située dans un champ historique plus vaste : la présentation du Code noir comme preuve tangible, censée réfuter les accusations portées par Dieudonné contre les juifs, revient à circonscrire le débat à l’histoire de France, alors que la traite atlantique commence avec le Portugal et l’Espagne. Le rôle inaugural, sinon primordial, de ces deux puissances maritimes à partir du 15ème siècle révèle aussi la place importante, souvent occultée, qu’occupèrent les « juifs christianisés » ou conversos dans les premières expéditions ayant abouti à la découverte des terres nouvelles.
Qui sont ces conversos ? Il s’agit des juifs convertis au christianisme sous la pression de l’Inquisition espagnole et portugaise. Si certaines de ces conversions étaient définitives, d’autres représentaient une simple façade, une stratégie de survie souvent qualifiée de double jeu. Autrement dit, beaucoup de conversos étaient officiellement chrétiens tout en affirmant clandestinement leur judéité. Les conversos, note Jacques Attali dans Les Juifs, le monde et l’argent, constituaient le cœur de l’appareil administratif et financier de l’Espagne au 14ème siècle. Leur puissance économique était telle qu’ils contribueront au financement du voyage de Christophe Colomb en Amérique, et seront très actifs et bien intégrés dans les réseaux du commerce mondial de l’époque, dont le Noir était le principal produit d'échange. La preuve de l'efficacité de l'entrepreneuriat juif nous est administrée par Adriaen Lems, gouverneur de Recife (Brésil), qui, s’adressant en 1648 à la Compagnie des Indes, soulignera le quasi-monopole des juifs sur le négoce des esclaves dans la région : « Les non-juifs ne peuvent prospérer, parce que les Nègres leur sont vendus trop cher et avec un intérêt trop élevé ». On se demande alors pourquoi les historiens français, se répandant dans les médias contre les mensonges et les élucubrations du « comique inculte », font l'impasse sur cette part de la mémoire de l'esclavage.
Le « caractère unique » de la Shoah résulte de la volonté d’extermination systématique d’un peuple. L’horreur de ce drame se rattache tant au nombre de victimes qu’à la machine criminelle mise sur pied par les nazis. Certes, il y eut des complices au génocide juif, cependant les nazis en restent les principaux responsables. Ici il y a bien une échelle des responsabilités comme l’a bien établi le procès de Nuremberg, alors que dans le cas de la traite des Noirs, la recherche universitaire s’obstine souvent, au nom de l’objectivité scientifique, à gommer la question de la hiérarchie des responsabilités, qui est tout aussi essentielle à la compréhension des évènements historiques. Est-il recevable l’argument selon lequel l’Afrique, sur le commerce négrier, « fait jeu égal avec l’Europe » (Les traites négrières, p. 86) ? La particularité de la traite atlantique ne réside-t-elle pas dans sa dimension industrielle, pensée et administrée par les Européens, comme l’illustre le Code noir qui fit de l’être humain une propriété totale.
Les élites africaines, nous dit-on, ont largement contribué à la traite négrière. Cette élite esclavagiste comprenait des personnages tel que Nzinga Mbemba Affonso, devenu roi du Congo en 1506. Pourtant le déchirement moral de cet homme est assez révélateur des pièges dans lesquels sont pris les Africains dans leur relation commerciale avec l’Occident. Après une période d’échange avec les Portugais, le roi Affonso, converti au catholicisme, finit par se rendre compte des dangers de la traite négrière. En 1526, il adressa au roi João III du Portugal une lettre dans laquelle il s’élevait vigoureusement contre le trafic des hommes : « Chaque jour des marchands kidnappent nos gens – les enfants de ce pays, les fils de nobles et des vassaux, même les membres de notre propre famille…. Cette corruption et cette dépravation sont si étendues que notre territoire est entièrement en train de se dépeupler…. Dans ce royaume, nous avons seulement besoin de prêtres et de maîtres d’école, et non de marchandises, à moins que ce ne soit du vin et de la farine destinés à la messe…. Notre souhait est que ce royaume ne devienne ni un marché ni un port d’esclaves ». Le retournement tardif du roi Affonso contre la traite lui valut un attentat auquel il échappa de justesse.

(1) - Le Monde, Le Nouvel Observateur (3/03/05), L’Express (14/03/05), et la radio Europe 1 (Jean-Pierre Elkabbach : entretien avec Olivier Pétré-Grenouilleau, 23/2/05).


Marc Mvé Bekale
Maître de conférences
Université de Reims

Retour haut de page

Université de Reims

I.U.T. de Troyes