Site scientifique de Marc Mvé Bekale

Enseignant- chercheur à l'Université de Reims (I.U.T de Troyes)

 

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LE CINEMA GABONAIS

 

AVEZ-VOUS VU " LES COUILLES DE L'ELEPHANT " ?

Depuis quelques semaines, la façade du cinéma Espace Saint-Michel provoque l’hilarité du passant en raison d’une affiche au titre pittoresque : « Les couilles de l’éléphant ». Réalisé par Henri-Joseph Koumba Bididi, ce film, qui fait salle comble chaque soir depuis sa sortie, est en passe de devenir, en cette fin d’hiver, l’un des évènements cinématographiques du Quartier Latin. Pendant la projection, les spectateurs se tordent de rire devant les scènes à l’humour ciselé, alors que chaque séance se clôt par une salve d’applaudissements. Non en approbation de l’action de l’anti-héros aux « couilles » mortes, tout simplement parce que le film présente le monde politique africain sous ses aspects les plus loufoques. Ici, se mêlent sexe, alcool et politique. Le genre de coktail qui fait des grands films.
Les « couilles » dont il est question appartiennent à l’Honorable Alévina, éléphant politique candidat à sa réélection à l’Assemblée nationale. Alévina est un bon vivant. Individu passionné, il fait de la politique avec ses tripes – les mots du député gabonais font curieusement écho aux propos de Jacques Chirac qui, lors de la présentation de son projet de société sur TF1, déclarait qu’il est entré en politique par « passion ». Alévina connaît et sent le peuple dont il est issu. Son amour du pouvoir n’a d’égal que son goût des femmes. A certains égards, Alévina fait penser à Bill Clinton qui s’est rendu célèbre par ses frasques à la Maison Blanche. Comment ne pas penser à « l’affaire Monica Lewinski » en regardant cette scène où Alévina se livre à des ébats sexuels dans des toilettes avant de venir prononcer un discours moralisateur sur les valeurs familiales ? De même que Bill Clinton, qui fut soumis à la procédure extrême de « l’impeachment », faillit être emporté par ses écarts de conduite, Alévina représente une menace à sa propre carrière. L’un des dignitaires de son parti politique, Kouka (Philippe Mory), le souligne fort bien lorsqu’il avoue au conseiller en communication, arrivé de Paris, qu’Alévina sera trahi par sa « queue ». En effet, la vie d’Alévina forme un tout dans lequel le sexe a une place essentielle. L’on comprend que la perte « d’érection » ait compromis ses chances d’élection. Devenu un mécanisme déréglé à cause de la défaillance d’une pièce maîtresse, Alévina voit son univers s’effondrer petit à petit. Sa fille, idéaliste gauchiste, mal à l’aise auprès d’un père démagogue, quitte la maison familiale et rallie le camp des opposants. Aurore découvre bientôt le fonctionnement du « désir mimétique » : les révolutionnaires fantoches qu’elle a rejoints ne recherchent pas plus le bonheur du peuple que son père. Aurore est le symbole d’un idéal démocratique irréalisable dans un pays miné par la corruption. Dégoûtée, au bord du naufrage, elle se sent tragiquement seule dans cet océan de misère morale. N’est-ce pas cela qu’indique la scène où elle se réveille, désemparée, sur une plage déserte ?
Ce film traite des questions sociales dans un humour subtil, faisant ainsi écho au roman d’Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages. Les contradictions sociales, auxquelles la population s’est si bien accommodée, sont évoquées par des clins-d’œil. Henri-Joseph Koumba Bididi laisse traîner sa caméra le long des bidonvilles où des villas luxueuses côtoient des taudis. Comment expliquer que les nantis des bidonvilles ne soient pas inquiétés par ces fractures béantes ? Sans répondre à cette question lancinante, le film se contente de nous plonger au cœur d’un système politique que Fareed Zakaria a qualifié de « démocratie liberticide », œuvre des politiciens nihilistes qui se moquent des valeurs qu’ils servent au peuple au travers des discours populistes.
Commentant son film sur RFI, M. Koumba Bididi évoquait l’écrivain russe Dostoievski, dont les personnages sont souvent portés par une passion et des désirs si violents qu’ils finissent par se confondre avec l’objet de leur désir. Au-delà du phénomène d’identification à son propre désir, on peut également voir l’homme politique africain, tel qu’il est dépeint à travers Alévina, comme une synthèse du nihiliste dostoievskien, du surhomme nietszchéen et du névrotique freudien. En effet, Alévina est poussé par une volonté de puissance qui prend source dans une pulsion sexuelle irrépressible. Son conseiller en communication a beau analyser les sondages d’opinion (méthode d’évaluation de la popularité inadaptée aux démocraties africaines), il reste que la chute d’Alévina s’explique moins par le fait politique que par le dérèglement de sa sexualité. Si en Europe, l’activité politique peut être considérée comme un désir de compensation de type adlerien, tel n’est pas le cas au Gabon. Ici, sexe et politique sont indissociables. Sans sexe, la puissance politique perd tout contexte. C’est pour cela que le sexe investit tous les espaces de la vie sociale. Les grosses voitures (prolongement du phallus), les maisons de type hollywoodien (figuration de l’intimité féminine) sont autant de voies d’éclatement d’une libido surabondante. Une libido excessive que les masses populaires évacuent chaque soir dans l’alcool et la danse frénétique.
A la quête effrénée du sexe, du pouvoir et de l’argent, s’oppose l’idéal d’une vie simple qu’incarnent souvent les personnages féminins. Dans le film d’Imunga Ivanga, « Dolè », la mère du jeune Mougler symbolisait l’aspiration à la sagesse. Cette femme réapparaît dans « Les couilles de l’éléphant » dans le rôle de la grande prêtresse bwiti que l’on voit officier, figée sur l’autel de son temple à l’image d’un bouddha. Ce passage symbolique rattache la femme à la spiritualité. La voyante africaine est investie d’une fonction sociale capitale en ce qu’elle aide ses concitoyennes à surmonter les difficultés de la vie. Face à l’irresponsabilité des hommes, la femme devient l’unique guide spirituel voué tout entier au bien-être de la famille – ce thème se situe au cœur de L’histoire d’Awu de Justine Mintsa et de Sidonie, roman de Chantal Magalie Mbazoo-Kassa. La femme travaille au redressement d’une société qui semble avoir démissionné devant l’étendue de la misère. La mère de la jeune maîtresse d’Alévina joue pareil rôle auprès de sa fille. Contrairement à Aurore, mue par un idéal révolutionnaire, Julia, quant à elle, incarne la féminité volage, scandaleuse, qui fait commerce de son corps pour réaliser ses ambitions matérielles. Sa mère tentera de réfréner cette tendance par des adages pleins d’humour et de tendresse. Sans doute, Julia saisit-elle la leçon lorsque s’écroulent ses illusions. Elle retourne en matiti essuyer les rires sarcastiques de ses voisines.
« Les couilles de l’éléphant » sont un coup de maître. Aucune séquence de cette histoire n’est filmée au hasard. La simplicité de la vie des bidonvilles, rendue au travers d’une gestuelle à la fois poétique et comique, le quotidien des femmes vaquant à leur besogne, sont autant de moments chargés d’une authentique émotion.
Le film est remarquable par son scénario efficace, campé par des acteurs admirables. Les dialogues, intelligents et subtils, sont riches de trouvailles où la langue pittoresque des bas-quartiers gabonais bouscule harmonieusement l’accent hexagonal. Opérant aux antipodes des clichés manichéens (modernité contre tradition) que nous sert souvent le cinéma africain, ce film est significatif d’un métissage culturel abouti.


Marc Mvé Bekale

« DÔLÈ», UN FILM DOUX-AMER SUR LES BIDONVILLES DE LIBREVILLE

Marc Mvé Bekale (AfriquEducation, 15-28 février 2000)

Premier long métrage d’Imunga Ivanga, « Dôlè » raconte le quotidien de quatre garçons livrés à eux-mêmes dans un bidonville de Libreville. Mougler et sa bande ne savent que faire de leur existence vide à laquelle il tente d’échapper par de menus larcins. Aujourd’hui, ils vont démonter les pneux d’une voiture qu’ils revendront chez Dr. Michelin. Le jour d’après, ils mettent au point un stratagème qui leur permet de « braquer» un magasin tenu par un commerçant libanais, où ils raflent quelques « ghetto blasters » afin de réaliser leur rêve de chanteur rap. Parce que dans cet univers sans horizon, le rêve représente le seul espace d’ouverture au monde. C’est ainsi que, tenant à la main un bateau remorqueur fabriqué à base du cœur de raphia, Joker, le benjamin du groupe, se lance dans un voyage autour de la terre.
Englués dans ce milieu sans issue, les quatre garçons apprennent qu’un jeu de hasard (« Dôlè ») vient de voir le jour en ville. Le jeu connaît un immense succès. Il suffit de gratter un ticket de loterie pour devenir millionnaire. Signalons que « Dôlè » est une variation du mot « dola », lui-même probablement dérivé de l’américain « dollar ». Le musicien gabonais François N’gwa a d’ailleurs bien joué sur l’homophonie des deux mots dans une chanson intitulée «Dolo » (voir l’album « La panthère a pleuré », dont est tirée une bonne partie de la musique du film).
Au fil des jours, « Dôlè » deviendra l’horizon du rêve collectif. Malheureusement, le pactole ne tombe pas toujours dans les mains de ceux qui le désirent le plus. A Mougler, attristé par la maladie de sa mère, qui affirme avoir le plus besoin de ce « million », le reste de la bande réplique en s’écriant : « nous avons tous besoin de cet argent ». Pour ne plus être les jouets des « singes moqueurs », la bande décide d’organiser la casse du kiosque qui abrite le jeu.
Primé au Festival de Carthage 2000, « Dôlè » est un film tendre, amusant, quelque peu naïf, mais chargé de sous-entendus : en traînant sa camera du côté des matitis, Imunga Ivanga cherche à interpeller les autorités politiques sur les drames de la cité africaine. Car une société qui laisse sa jeunesse croupir dans un univers aussi malsain n’a pas d’avenir. Si Mougler ravale son ressentiment envers une société qui a laissé mourir sa mère parce qu’on ne l’a pas soignée à temps, le jeune homme doit cette capacité de dépassement à sa bande au sein de laquelle il retrouve les valeurs d’amour et de solidarité qui ont déserté le monde des adultes. Somme toute, le regard ténébreux de Mougler semble dire, à lui tout seul, l’inquiétude d’une jeunesse qui pose une seule exigence : do the right thing.

Réalisation Imunga Ivanga, Scénario et Dialogues Imunga Ivanga, Freddy N’zong Mbeng (auteur d’un livre intitulé Les Matitis), Philippe Mory, Image Dominique Fausset, Musique François N’gwa, Emile Mapango, Nzinga, Ella Okoué, Annie-Flore Batchiellilys, Interprétation David Nguema Nkoghe, Emile Mepango Matala, Roland Nkeyi, Evrard Ella Okoué, Anouchka Mabamba, Nicaise Tchikaya…
A voir à l’Espace Saint Michel, 7 Place St-Michel (5e M° St-Michel), Entrepôt, 7/9 rue Francis de Pressensé(14e M° Pernety).

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