Site scientifique de Marc Mvé Bekale

Enseignant- chercheur à l'Université de Reims (I.U.T de Troyes)

 

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LA LITTERATURE GABONAISE

 

Justine Mintsa et les « débordements » de la tradition

Justine Mintsa a fait son apparition sur la scène littéraire du Gabon avec la publication d’un journal intitulé Un seul tournant Makôsu (La Pensée Universelle, 1994). Dans cet ouvrage, l’auteur portait un regard à la fois ironique et sévère sur la société gabonaise dont elle dénonçait les travers. Avec L’histoire d’Awu (Gallimard, 2000), Justine Mintsa livre cette fois au public le récit d’un amour manqué.
L’histoire s’ouvre par une scène où l’héroïne, Awu, exécute « un point de chaînette ». Ce geste situe la femme dans le rôle complexe de tisserand de la vie. Awu y arrivera-t-elle ? La réponse est à rechercher dans son nom (Awudabiran’ « la mort gâche tout »), lequel se révèle symbolique car on y voit inscrit le thème tragique de la mort. Le nom dit l’inutilité de ses rêves, qui s’écrouleront avec la disparition brutale de son mari Aubame Afane.
Aubame Afane est un instituteur à la retraite. Il a été marié à une femme qu’il ne parvient pas à oublier. Awu en est consciente. Elle sait que seul le temps réussira à écarter cette rivale invisible.
Pour faire valoir ses droits à la retraite, Aubame Afane entreprend un voyage à la capitale. Les démarches préliminaires n’aboutissent pas. Lors du second voyage, Aubame Afane est victime d’un accident de route dans lequel il trouve la mort. Voilà comment l’Etat remercie ses anciens fonctionnaires. Arrive ensuite la cérémonie du deuil qui voit la famille du défunt infliger des sévices corporels à la veuve, avant de la dépouiller de tous ses biens.
Commentant son livre sur RFI, Justine Mintsa affirmait que son objectif, en décrivant le rituel qui suit la levée du corps (voir pp. 93-96), est de lutter contre « les débordements de la tradition » en ce qu’elle réduit la femme au rang « d’objet ». Cette déclaration éclaire un peu plus le lecteur tant sur le thème central du roman que sur l’intention de l’auteur. Or, en relisant la partie concernée, on se rend compte à quel point la mise en scène des « traditions » dans ce roman manque d’épaisseur. Autrement dit, le parti pris non dissimulé de l’auteur semble avoir desservi l’ouvrage car celui-ci ajoute plutôt à la somme de préjugés entretenus sur les coutumes africaines. Ce qui nous amène à poser la question suivante : les « traditions » africaines peuvent-elles être comprises si elles sont représentées de façon superficielle ?
Il est à noter que le rituel du veuvage se traduit souvent par une forme de violence, dont René Girard a bien expliqué le mécanisme à travers la figure du « bouc émissaire » (voir La Violence et le sacré, Grasset, 1972 et Le Bouc émissaire, Grasset, 1982). Justine Mintsa et son mari se sont d’ailleurs retrouvés dans la position du « bouc émissaire » au lendemain d’un drame qui les avait frappés sur une route du Gabon, ainsi qu’elle le rapporte dans Un seul tournant Makôsu : « Convoqués dans une pièce où il n’y avait que des anciens », ils furent sommés de « parler », c’est-à-dire d’avouer « si vous avez ‘donné’ l’enfant en échange de quelque chose » (pp.59-60). Il fallait aux « anciens » un bouc émissaire afin d’apaiser « les esprits ».
Chez les Fang du Gabon, le décès d’un être humain est généralement suivi d’une serie de comportements ritualisés, dont ceux décrits aussi bien dans Un Seul tournant Makôsu que dans L’histoire d’Awu. Perçues de l’extérieur, et débarrassées de leur complexité, de telles mœurs peuvent être assimilées à la barbarie. Or, ce qui importe ici, c’est beaucoup moins la violence per se que la signification symbolique qu’elle revêt. La communauté tout entière s’acharne contre la victime émissaire pour conjurer le mauvais sort. C’est ce que sous-entendent les « anciens » lorsqu’ils mettent Justine Mintsa et son mari en garde : « il faut l’avouer ici et maintenant pour que les mauvais esprits… » (p.60). En recherchant le coupable, les « anciens » veulent détourner la colère des « mauvais esprits » avant de commencer le rite destiné à protéger la communauté.
Le rituel subi par Awu a une signification plus simple :

De retour de l’enterrement, Awu sentit qu’on la déshabillait. Elle avait froid. On lui ceignait, autour de la poitrine, un pagne dont le contact laissait supposer qu’il était usé. On la fit asseoir à même le sol. Puis elle sentit qu’on la tondait. Les tresses sinistrées roulant sur ses épaules nues avant d’atterrir en chute libre sur le sol la firent frissonner. Mais ce n’était ni de froid, ni de colère. Puis, tête baissée, elle subit le reste comme une martyre (p. 93).

Il faut voir dans ses « tresses sinistrées » l’image de la féminité bafouée. Signification que renforce l’usage du verbe « tondre », employé pour les animaux (on tond un mouton). Ce vocabulaire signale un choix, révèle l’attitude impartiale du narrateur. La voix narratrice (qui se confond avec la voix auctoriale) se situe du côté de l’héroïne, aliène ainsi le lecteur dans la mesure où elle occulte le sens premier d’un rituel qui a davantage valeur de purification : après l’enterrement, la veuve doit faire peau neuve, renaître sous un autre jour ou dans une autre vie que la communauté l’aidera à reconstruire.
Peut-être Justine Mintsa voulait-elle montrer que la violence concentrée sur la victime émissaire est désormais mue par la cupidité. Les familles s’acharnent souvent contre l’épouse pour récupérer l’héritage laissé par le défunt. Pareils comportements indiquent à quel point nombre de nos rites ont été pervertis par une culture africaine soumise à l’emprise des valeurs marchandes. Une société où l’homme est devenu un pur produit de consommation comme l’illustre aujourd’hui la pratique de la dot.
Dès lors, l’affirmation de la femme passe par une entreprise subversive capable d’aboutir à une redéfinition de son rôle et de son statut dans la société. Pareil projet doit être l’œuvre de la femme elle-même et ne peut s’accomplir que par une prise de conscience de son « être-dans-le-monde ». Ce qu’Awu réalisera en refusant de se donner à Nguema Afane, le nouvel époux, frère de son mari, que lui impose le conseil de famille. Comme diraient les phénoménologues, elle entre dans le « grand jour spirituel de la présence », parce qu’en s’opposant à la volonté de la collectivité, elle se pose comme individualité et cesse d’être un objet.
Si un tel dessein paraît louable, il convient cependant d’être prudent lorqu’il s’agit de corriger les prétendus « débordements » d’une tradition conçue, il est vrai, pour servir les hommes. Disons-le sans fioriture : la faiblesse de ce roman réside dans le choix du raccourci. L’écrivaine gabonaise eût-elle dépeint ses personnages et les scènes avec un peu plus de consistance ou de complexité, que le lecteur aurait découvert que la tradition n’est pas mauvaise en soi : ses formes actuelles sont davantage révélatrices d’une culture hybride, qui n’a pas su s’adapter au monde moderne. Sans doute aurait-il fallu à Justine Mintsa un projet romanesque plus ambitieux pour faire ressortir les drames moraux et psychologiques engendrés par une société postcoloniale à la dérive.


Justine Mintsa. Histoire d’Awu. Paris, Gallimard, 2000, 110p.

Sidonie, une morale ambiguë

Avec le roman Sidonie, paru en 2001 aux Editions Alpha-Omega, la littérature gabonaise de langue française – à distinguer de celle produite dans les langues locales – vient de s’enrichir d’une nouvelle voix féminine. Il y a deux ans, Justine Mintsa nous avait gratifiés d’un roman fort intéressant qui explorait le destin d’une jeune femme en bute à une société paralysée par le poids des traditions. Au lendemain de la disparition tragique de son mari, Awudabiran’ décide de réaménager le tracé de son existence en refusant de se soumettre au diktat des coutumes. L’amour et la mort formaient la trame narrative de L’Histoire d’Awu. Ces thèmes apparaissent en filigrane dans Sidonie au travers de tout un questionnement moral sur les relations humaines – l’infidélité, l’érosion sentimentale, le mariage, etc.
L’histoire est construite autour d’un homme dont la déchéance est provoquée par sa rencontre avec Sidonie, créature aux visages multiples que l’on peut associer à la fatalité. Sidonie est une créature insaisissable. Ce que rend bien le jeu de dédoublement des personnages. Au final, on découvre que Sidonie est une personnification du Sida. Tapi dans les coins de rue, ce mal prolifère parce qu’il est déterminé par les pulsions irrépressibles du ça. Le héros, assailli par Sidonie, est quelque peu devenu « l’ange de la mort » comme l’illustre l’accident qu’il provoque dans une des rues de la ville. Personne ne peut l’aider. Ni sa femme ni ses amis. La mort se révèle un rendez-vous solitaire. Néanmoins, la prise de conscience de la maladie constitue une victoire en soi. Le sujet infecté est soumis à des choix moraux nécessaires à la neutralisation de l’adversaire.
Dans un sens, l’usage de l’idéophone Sidonie a pour enjeu d’humaniser la maladie, vaincue au travers d’une représentation symbolique du rapport de l’Africain à la mort. Ce symbolisme est fort bien traduit dans une scène d’instropection qui a lieu aux toilettes où le héros se remémore les derniers instants avec sa mère. Loin d’une tragédie absolue, la mort est un voyage vers l’au-delà. Sans doute est-ce une telle figuration de la mort qui permet au héros de mieux supporter la rupture avec les siens. La mort physique n’est qu’un moment de séparation, surmonté grâce aux retrouvailles des époux dans un monde idyllique. L’illusion crééé à la fin du roman se nourrit des rêves d’éternité enfouis en chacun de nous. Chantal Magalie Mbazoo-Kassa se joue ainsi du discours alarmiste entretenu sur le Sida en Afrique. Les parents recouvrent l’amour brisé sur terre dans « un lieu enchanté », tandis que leur progéniture se fait un devoir de perpétuer la vie. Sidonie a été vaincue. Incontestablement, pareil optimisme laisse transparaître chez l’auteur l’influence de la religion chrétienne, le nouvel opium dont se nourrissent les masses populaires africaines en proie à une misère insurmontable. Le message religieux porte le récit vers un dénouement ambigu. Que penser des portes illusoires du paradis qui s’ouvrent aux malheureux époux terrassés par la maladie ? En laissant entrevoir une vie meilleure par-delà la mort, la romancière n’affaiblit-elle pas la portée sociale de son message ? Que devient l’éthique de la responsabilité, incarnée par la mèr, qui sous-tend cette histoire tragique ? L’implication morale ou chrétienne de ce « voyage » dans un Eldorado « plein de grâces » n’ouvre-t-elle pas les portes de la permissivité : s’il existe un paradis après le Sida, alors tout est permis ici-bas.


Marc Mvé Bekale

Marc Mvé Bekale. Pierre-Claver Zeng et l'art poétique fang : esquisse d'une herméneutique, Paris : L'Harmattan, 2001. 194 p. 110 FF


Cette étude constitue une première approche de l’œuvre du poète-chanteur gabonais Pierre-Claver Zeng, qui est, avec Pierre Akendengué, l'une des figures représentatives D’Afrique centrale. L'ouvrage comprend deux parties. La première s'emploie à faire ressortir les principaux thèmes inhérents à la poésie de Zeng en montrant surtout son ancrage à la mythologie fang que l'auteur s'approprie en la recréant. Parmi les principaux thèmes, perçus comme « mythèmes », décelés dans le chant de Zeng, vient en premier le culte de la Parole des ancêtres. Le sous titre, « esquisse d'une herméneutique », souligne la dimension ésotérique, voire hermétique, de cette parole poétique qui prend source dans une culture fang, dont Mvé Bekale discerne la richesse et la complexité grâce à une lecture historique, sociologique, mythologique et formelle. L’on découvre alors un univers poétique peuplé de créatures surnaturelles et de personnages étranges, d'animaux bénéfiques ou maléfiques ; un univers où les ancêtres sont toujours présents et agissent comme gardiens vigilants et intermédiaires entre le monde des hommes et celui des dieux. L’étude montre aussi qu’il s’agit d’une quête des origines liée à l'intrusion des valeurs occidentales en Afrique noire. En effet, Zeng s'alarme de la béance culturelle engendrée par la colonisation, ce que rend bien tout un réseau de métaphores soulignant la situation chaotique de son pays : la "source tarie," "le fleuve détourné," le "lac trouble" sont des images qui décrivent le drame de la modernité gabonaise. Face à une société marquée par l'aliénation culturelle, Zeng va déployer la Parole de "ceux qui savent," invitant ainsi les siens à rejoindre « l'abâ » ou maison des hommes, quelque peu le berceau de la culture fang. Le chant se trouve alors mue par une dynamique visant à mobiliser les ressources de la nation fang. En un sens, le poète entend se servir de la Parole pour réveiller ses compatriotes, les sortir de la torpeur : « le sommeil, n’est-ce pas le mal d’aujourd’hui ? s’inquiète-t-il à juste titre. C'est aussi le sens que recouvre l'allégorie du "Mibom Melan", ce paquet sacré qui renferme les mets employés dans le rite initiatique donnant accès à un "autre monde."
Dans la seconde partie, Marc Mvé Bekale étudie la poétique de Zeng et parvient à montrer que sa richesse formelle repose sur l’usage des tropes comme le chiasme, la métonymie, la synecdoque, ellipse, etc, modèles de discours employés par ruse et par coquetterie. Il s’écarte de cette grille de lecture qui met l’accent sur le champ sémantique du mot (ayile adzo), pour examiner la structure organisationnelle de la langue (éfia adzo). Il révèle également sa dimension philosophique en soulignant combien l verbe de Zeng, ancré dans le passé et tourné vers l’avenir, est portée par un élan "chrono-ontologique." L’auditeur entreprend donc ce voyage mythique, où il découvre l’être et le temps du peuple fang, grâce à un code symbolique qui apparaît comme la porte d'ouverture vers des mondes nouveaux et anciens. A la suite d'une interview avec le poète, Marc Mvé Bekale donne la transcription et la traduction libre de quelques poèmes-chants, soit plus de 70 pages. Un appareil critique adéquat complète cette introduction détaillée et fort bien venue à une oeuvre trop peu connue.


Michel Fabre
Professeur émérite
Université Paris III-Sorbonne

Marc Mvé Bekale. Pierre-Claver Zeng et l'art poétique fang : esquisse d'une herméneutique, Paris : L'Harmattan, 2001. 194 p. 110 FF


« Le réenchantement de la tradition », expression d’Achille Mbembe, auquel nous convie Marc Mvé Bekale dans son analyse de la poésie du chanteur gabonais Pierre-Claver Zeng est un surprenant pari. Pari de traducteur, tout d'abord : tenter de traduire la poésie, c'est chercher à peindre les couleurs d'une âme, tel Andréi Roublev dans sa quête de l'icône absolue. Pari de littéraire ensuite : l'auteur, admirateur enthousiaste du poète et amoureux fou de la langue fang que célèbre Zeng, jongle sans trêve entre l'analyse rhétorique des chants qu'il nous distille savamment, et l'initiation graduelle aux trésors de la culture fang. Le lecteur, nullement passif dans cette quête d'un ailleurs spatial et temporel, recueille ainsi les jalons dont il a besoin pour ne pas se trouver selon les mots de Zeng, comme l'homme qui cherche son chemin « sur une voie ouverte ». Sans être chasseur, sans avoir de village à défendre, il reçoit pourtant les armes d'un peuple fier, « affinées par tant de batailles », dont il se demande avec l'artiste s'il doit en pleurer l'oubli ou en célébrer la force cachée, prête à se réveiller au détour d'un vers, à l'évocation d'un mythe ou d'un rituel mystique. Au terme de ce parcours, il recueille comme autant de joyaux les textes traduits par Marc Mvé Bekale, plein de gratitude pour ce parieur qui a si bien su garder à ces chants fascinants leur beauté poétique et leur mystère presque intact. Il ne manque à ce pari qu'un seul enjeu : celui de donner à entendre physiquement la voix du chanteur. Mais c'est désormais à nous de le relever.


Cécile Coquet
Agrégée d’anglais
Maître de Conférences
Université de Tours

 

OMAR BONGO, LES SANGLOTS DU DESHONNEUR


Par Marc Mvé Bekale (paru dans le bimensuel farncophone,
AfriquEducation, 15-31 Mars 2001)

Dans Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952), Frantz Fanon, analysant les ravages de la colonisation sur l’appareil psychique du Nègre, écrit : « le drame racial se jouant en plein air, le Noir n’a pas le temps de ‘l’inconscientiser’ ». Il en est ainsi parce que chez le Noir les complexes restent « conscients ». Surtout au contact de l’homme blanc, qui n’a de cesse de l’inférioriser. La remarque de Fanon est d’autant plus pertinente qu’on peut s’y appuyer pour examiner le dernier livre d’entretiens publié par Omar Bongo, « Blanc comme nègre » (Grasset), en collaboration avec le journaliste français Airy Routier. Le titre de l’ouvrage, ridicule pastiche de l’expression « blanc comme neige », fait également penser au personnage de « Blanche neige ». Tout se passe alors comme si, pour nous dire combien il est beau, gentil et innocent, Omar Bongo se devait d’emprunter le chemin d’une régression infantile. Car le fait est que l’ouvrage, tant par son titre ironique et accrocheur (stratégie de marketing oblige) que par son contenu, ne grandit pas son auteur. Le président gabonais semble plutôt brandir aux yeux du monde un « miroir confirmant » les stéréotypes entretenus sur le Noir. Stéréotypes affligeants nourris d’un bout à l’autre de l’ouvrage par des métaphores scandaleuses, illustrant fort bien la déformation mentale dont parle Frantz Fanon. C’est ainsi que dans la psyché d’Omar Bongo, les Africains ne sont moins rien que des « chevaux tandis que l’homme blanc, le Français, reste le jockey ». Cette phrase, chargée de non-dits, situe tout simplement les Africains comme dernier maillon dans la chaîne de l’évolution. Ils sont réduits au rang d’animaux ou bêtes de somme que le maître français peut exploiter à l’envi. Ce trope sur l’homme blanc et le cheval noir, qu’on aurait pu taxer de discours raciste s’il avait été prononcé par un Européen, semble quelque peu significatif de la conception du pouvoir chez le président gabonais.
« Blanc comme nègre » est un ouvrage qui retrace la vie d’Omar Bongo. Après une enfance idyllique passée « à califourchon sur [le] dos » de son père Basile, Albert-Bernard Bongo quitte son Lewaï natal pour le pays de Zanaga. Il a dix ans quand il voit pour la première fois un tableau noir. A la suite d’une altercation avec son maître d’école, le jeune Bongo prend le chemin de Brazzaville où il se révèle un ‘étudiant’ brillant, mais un peu agitateur avant de devenir un technocrate compétent auprès de Léon Mba. A lire le tracé existentiel de Bongo, on a le sentiment d’un récit embelli. L’homme se gargarise d’une stature faussement héroïque : il n’a de cesse de défier « la coloniale », fait montre de clairvoyance et de courage en déjouant les tentatives d’annexion du Haut-Ogooué par l’abbé Fulbert Youlou. Il est loyal envers son pays, subversif, compétent, audacieux, très intelligent ainsi que le suggère le brillante réussite au test que lui fit passer le Général de Gaulle au lendemain du décès de Léon Mba. Lors de cet entretien, de Gaulle feignit d’ignorer le nom du « pays, au nord du Gabon ». Omar Bongo est si bon en géographie qu’il répondit sans hésiter. A la fin de l’entretien, de Gaulle comprit qu’Omar Bongo était le grand esprit qui devait succéder à Léon Mba.
L’homme se voit quasiment sans tache. D’où le titre du livre. Et lorsqu’on lui pose quelques questions embarrassantes sur le sous-développement ou la corruption, Bongo nous sert la bonne vielle accusation usée jusqu’à la corde : l’enfer de l’Afrique, c’est l’homme blanc. Pour étayer ses accusations, le souverain gabonais enfile la robe de professeur d’histoire, monte sur sa chaire pour rappeler, par de brillants raccourcis, quelques évidences à ceux qui ont la mémoire courte : « …notre continent a été pillé depuis des siècles par l’Occident. Il ne s’agit pas simplement des matières premières, mais des hommes. Il y a d’abord eu la saignée épouvantable de l’esclavage, qui a vidé l’Afrique de ses hommes et de ses femmes les plus vigoureux, entraînant un traumatisme général et un déséquilibre démographique dont les conséquences se sont poursuivies à travers des siècles. Il y a eu ensuite la colonisation […] On a privé nos peuples, pendant des siècles, du choix de leur destin. On nous a infantilisés. On nous a empêchés de commercer librement, de vendre nos matières premières à leur juste prix. Et aujourd’hui, nous avons l’indépendance mais le pillage continue sous d’autres formes : matières premières, toujours, mais la fuite des cerveaux. Les Africains compétents et formés sont tentés d’exercer leurs talents en Occident, où ils trouvent des salaires supérieurs » (p. 230). Cette longue lamentation sur les causes du sous-développement laisse rêveur. L’on a envie de rire pour ne pas pleurer. Bongo évoque la traite négrière tout en oubliant que ce commerce abominable s’est dévéloppé en raison de la cupidité des rois africains, dont les armées allaient opérer des razzias dans des villages perdus au fin fond de la brousse pour venir échanger leurs semblables contre de la pacotille sur la côte. Ce commerce n’eût jamais fleuri sans la complicité des Africains eux-mêmes, dont Omar Bongo (et nombre de ses pairs) représente le pendant moderne. Dans le requisitoire du président gabonais, le système colonial est également cloué au pilori. « La colonisation », dit-il, « a privé nos peuples du choix de leur destin ». Grands Dieux ! Mais Omar Bongo n’a-t-il pas été l’une des pièces maîtresses du système néo-colonial mis en place par l’Occident afin de saigner l’Afrique ? N’a-t-il pas privé le peuple gabonais du choix de son destin en le confinant, pendant 23 ans, à l’homogénéité obligatoire, par la suppression de la libre expression politique ? N’est-il pas en train de priver ses compatriotes du libre choix de leur destin par la consolidation au Gabon d’une démocratie de façade où les élections se gagnent par la fraude. Quant à l’argument sur la fuite des cerveaux, nul besoin de s’y étendre : tout être humain rêve d’une vie meilleure. Celle-ci n’est pas seulement matérielle. Elle est aussi morale, spirituelle et psychologique. Bien plus que les salaires élevés, peut-être sont-ce de telles « nourritures » qui font davantage l’attrait de l’Occident. « Nourritures » dont les diplômés africains sont privés dans leur propre pays.
L’entretien revisite et confirme les lieux communs. Bongo et l’Etat gabonais sont indissociables. Pourquoi ? Cette confusion procède d’une conception africaine du pouvoir : « Ici, si on pense que le chef n’a pas d’argent pour en redistribuer, il ne peut pas être respecté ni considéré ». C’est pour cela que le « chef » accumule le capital afin que l’ensemble de la population soit à ses pieds : « Les professeurs : on n’a pas d’argent, pas de voiture ! Je paye. Les manifestations ? Je paye. Les comices agricoles ? Je paye. La journée de la femme ? Je paye. Il faut payer, je paye ». Payer. Toujours et encore. Voilà l’illustration de la fameuse stratégie de capture qui montre comment l’homme politique, puisant dans les caisses publiques, exploite la misère de ses concitoyens en leur distribuant des miettes, et achève de s’ériger en monarque tout puissant.
Bien plus qu’un moyen de défense, « Blanc comme nègre » révèle l’auteur en sa substance : depuis son intronisation par la France en 1967, le président gabonais n’a-t-il jamais été qu’un « nègre » au service de ses bienfaiteurs. Ne se décrit-il pas ici comme un pur produit politique de fabrication française ? Le « Nègre blanc », personnage hybride, métaphore de la colonisation, prototype de ces hommes liges soutenus par la France, qui devaient servir de « clef de voûte » au sein de son « pré-carré ».
Omar Bongo tient des propos inadmissibles, qui auraient pu coûter la fonction à n’importe quel président dans un Etat de droit. Il prétend que le projet de gratuité de l’enseignement et des soins médicaux est une utopie entretenue par ses opposants, lorsqu’il dilapide l’argent public dans des activités diplomatiques qui ne servent que sa propre image. Quand Omar Bongo finance des réunions de chef d’Etats inutiles, les petits Gabonais, eux, meurent de paludisme en pleine brousse.
Omar Bongo nie l’existence de la corruption dans son pays. A-t-il jamais posé la question aux chauffeurs routiers ou aux chauffeurs de taxis rackettés à longueur de journée par des agents de sécurité (gendarmes et policiers) censés les protéger ? A-t-il jamais posé la question au fonctionnaire nouvellement recruté qui doit financer l’évolution de son dossier à travers les arcanes administratifs ? A-t-il jamais posé la question au citoyen gabonais qui se fait rapiner pour la moindre démarche administrative ? A-t-il jamais posé la question au citoyen démuni, qui ne peut pas se faire soigner parce que les médicaments destinés au public ont été détournés vers des pharmacies privées ? La réalité est qu’Omar Bongo a laissé se développer toute cette corruption bénigne parce qu’il y en a une plus maligne qui se pratique au plus haut sommet de l’Etat. Il a plongé le pays dans un état de délabrement moral pour consolider son pouvoir : nul, dans l’entourage présidentiel, ne peut s’élever contre la corruption, parce que tous s’y abreuvent. Au Gabon, écrit le journal Misamu, les hommes politiques « sont nés avant la honte ». Aussi la honte est-elle « devenue pour eux une vertu ».
« Blanc comme nègre ». Qui a bien pu imaginer un titre aussi humiliant ? Pourquoi pas « Blanche neige » afin que l’oxymore soit parfait ? Sans doute Omar Bongo a-t-il eu recours à une image enfouie. L’ancien petit espion est peut-être en droit de clamer son innocence vis-à-vis de la France car il n’a fait que respecter à la lettre le jeu initié le jour où il s’est mis au service de la « coloniale ». Or perçu à l’aune de ses 32 ans de gouvernance calamiteuse, ce titre est une véritable injure au peuple gabonais. Une insupportable offense envers une large partie de la population qui vit entassée dans des bidonvilles sordides pendant qu’Omar Bongo affecte d’immenses sommes d’argent pour la seule restauration de son palais de la rive gauche du Komo. Evaluation des prochains travaux, d’après les révélations du Canard Enchaîné (10-1-2001) : 170 millions de francs (17 milliards de fcfa). Cette masse financière sera engloutie dans la rénovation des chaudières, la climatisation, qui à elle seule, est estimée à plus de 20 millions de francs (2 milliards fcfa), mais aussi dans la décoration et la rénovation des chambres et salons somptueux, cinéma, théâtre, stand de tir, piste d’hélicoptère, etc., sans oublier un tunnel d’accès à la mer, issue de secours pour sauver « Blanc comme nègre » en cas de pépin. Pays récemment au bord de l’asphyxie financière, le Gabon a reçu une bouffée d’oxygène du FMI qui lui a octroyé un crédit de 800 millions de francs. Demain, lorsqu’on viendra demander des comptes à Omar Bongo, sans doute vous dira-t-il qu’il est innocent.
Le livre constitue un instrument de marketing politique. Il cherche à effacer l’image de « dictateur corrompu » accolée à Omar Bongo. C’est pour cela que, dans son introduction, Airy Routier a cru bon nous livrer un témoignage sur ce qu’il vu, lu et entendu lors de son séjour au Gabon : « Libreville, capitale de ce petit pays perdu dans la forêt équatoriale, tous les livres hostiles à Bongo sont en vente libre, à la vitrine des librairies ! Et la télévision n’est pas en reste, où s’expriment les opposants, avec une liberté de ton qui vaut la nôtre : le chef de l’Etat y est constamment mis en cause dans des débats animés et on voit presque chaque jour des grévistes dénoncer violemment sa politique, voire sa personne ». Et le journaliste français de conclure que le Gabon constitue un modèle de démocratie en Afrique. Bien sûr, en habitué de la « françafrique », Airy Routier ne s’est pas donné la peine de se demander ce que vaut la liberté d’expression dans un pays où le chef d’Etat se moque de l’opinion publique et sait qu’il peut tout « payer ». Peut-être y a-t-il une liberté d’expression au Gabon. Il semble cependant que celle-ci est devenue un pur exutoire. C’est pour cette raison qu’un opposant comme Paul Mba Abessole a renoncé à toute critique systématique. Omar Bongo a usé la liberté d’expression du fait que son pouvoir ne repose pas sur l’opinion publique. L’homme n’a de cesse de dénigrer les journaux de l’opposition lorsqu’il ne va pas jusqu’à les faire suspendre (dernier exemple en date, La Griffe, dont le directeur de la publication et le rédacteur en chef sont désormais interdits d’exercice au Gabon) ou faire détruire des stations de radio qui mettent à mal son mythe unificateur. La liberté de ton qu’Airy Routier a cru saisir dans les médias gabonais constitue la parfaite illustration de ce que le magazine anglais The Economist a appelé « phoney democracy » (« démocratie bidon »). Il s’agit d’une véritable façade. Une mascarade. « Une démocratie liberticide », selon le mot d’un politologue américain, dont Bongo contrôle intégralement le jeu. Jeu auquel la presse ne parvient pas apporter l’équilibre nécessaire en jouant le rôle de contre-pouvoir. Omar Bongo a déclaré, en une sorte de boutade, que Pierre Maboundou, au lieu de 16%, fera 6% aux prochaines élections. Une telle affirmation ne tend-elle pas à confirmer l’idée selon laquelle Bongo, par le biais de son ministre de l’Intérieur, est le seul gestionnaire des résultats électoraux au Gabon ? Bien entendu, le président gabonais nierait tout cela en bloc. De la même manière qu’il a défié la juge Eva Jolie de trouver la trace de ses comptes suisses ou des pots-de-vin et des prélèvements sur la rente pétrolière que, lui, Bongo aurait perçus. Hormis quelques erreurs que l’auteur a bien voulu admettre (comme par exemple le courrier mensonger adressé à un banquier suisse pour couvrir son ami André Tarallo) il reste que ce livre ne nous apprend pas grand chose, si ce n’est qu’il arrive (comme une preuve à décharge en plein tumulte de l’affaire Elf et du procès instruit contre François-Xavier Verschave), léger de vérités et lourd de démentis qui ne tromperont personne.

Marc Mvé Bekale

Grégoire Biyogo. Aux sources égyptiennes du savoir. Vol. 1 généalogie et enjeux de la pensée de Cheikh Anta Diop. Editions Héliopolis, 1998, 356 p.

Cet ouvrage aborde des domaines aussi divers que l’épistémologie, l’histoire, la philosophie, et cherche à mettre en lumière la source première de la science moderne. L’ouvrage est traversé par une verve puissante et inventive, qui sous-tend chez l’auteur la volonté d’insuffler à la langue française une vigueur venue d’ailleurs. L’auteur réussit ainsi à faire éclater les structures figées dans lesquelles l’Hexagone tente d’enfermer le français. A ce titre, Grégoire Biyogo a créé un néologisme quelque peu barbare qui résume fort bien son entreprise : « ailleuraliser » la philosophie en l’ancrant à ses origines « kémitiques » et « maâtiques » que constitue l’Egypte.
L’universitaire gabonais fait montre d’une redoutable érudition, qui s’avère bien utile dans la lutte prométhéenne qu’il mène à la pensée occidentale. En effet, Biyogo cherche d’abord à déconstruire la philosophie européenne depuis les pré-socratiques jusqu’à l’époque moderne. L’auteur part du postulat suivant : tous les courants philosophiques, nés en Occident, s’enracinent dans une idéologie raciste, dont le but est d’occulter l’origine véritable du savoir. Sous la plume de Grégoire Biyogo, la philosophie des Lumières, pour ne citer que cet exemple, se couvre d’un voile sombre d’autant plus qu’elle a participé activement à la criminalisation du savoir par la caution qu’elle a apportée à l’oppression de l’homme noir. Parmi les héritiers de ces sombres et tristes Lumières, se trouve Hegel, dont je pense personnellement que La Raison dans l’histoire doit être lue pour souligner la misère d’une certaine philosophie.
Partant des Anciens Grecs (de Thalès jusqu’à Platon), ce livre se dresse avant tout contre la falsification de l’histoire et invite les Africains à un « retour » vers l’Egypte. Il répond ainsi au vœu que formait Cheikh Anta Diop dans Civilisation ou barbarie (1961), à savoir que les Africains ne pouvaient se contenter de flirter avec la culture égyptienne. Pour nous, le retour à l’Egypte dans tous les domaines est la condition nécessaire pour réconcilier les civilisations africaines avec l’histoire, pour pouvoir bâtir un corps des sciences humaines, pour rénover la culture africaine (Cheikh Anta Diop, p.12).

Malgré sa typographie calamiteuse, Aux Sources égyptiennes du savoir constitue une réponse à cette invite. Ce livre est le travail d’un jeune universitaire passionné, courageux, prometteur, et redoutablement intelligent, qui se sert de la plume comme d’une arme afin de trancher les présupposés idéologiques inhérents à la science occidentale. Présupposés qui ont poussé à une interprétation erronée des travaux de Cheikh Anta Diop. L’ouvrage constitue donc un espace dialogique où l’auteur convoque les détracteurs du paradigme diopien. Sa relecture du courant de pensée anti-diopien est un « dé-lire », une entreprise de déconstruction en vue de la reconstruction de l’épistémologie Cheikh Anta Diop afin de restituer au savant sénégalais sa place dans l’Histoire. Tel est le sens de la polémique que Biyogo engage avec François-Xavier Fauvelle, auteur de L’Afrique de Cheikh Anta Diop (1996).
Cheikh Anta Diop a été le premier véritable intellectuel à nous ramener aux sources de la philosophe égyptienne : le « Maât ». Cette philosophie énonce une loi fondamentale de la vie : la Vérité et la Justice participent d’un même mouvement. Tel est le grand principe oublié par la philosophie occidentale, laquelle se déploie davantage dans un « logos hégémonique » qui portait déjà en germe les drames de la modernité. L’occultation par les Anciens Grecs de l’origine du savoir (la « Philosophie des Mystères »), s’enracine dans une volonté de puissance destructrice dont le but est de sonner le glas du « Maât ». Grégoire Biyogo s’attaque donc à cette « métaphysique » ou « logos de la capture », qui a atteint son apogée avec des philosophes comme Hegel ou Heidegger. Depuis toujours, la philosophie a été « surdéterminée » par le prosélytisme racial et idéologique, car le postulat selon lequel la sagesse est par essence grecque constitue une contrevérité criminelle : « la dénégation du modèle égyptien du savoir » qui a culminé dans « l’antikémitisme », c’est-à-dire la haine du peuple noir et de sa civilisation.
Toutefois, la genèse de « l’antikémitisme », ainsi qu’elle est établie dans ces travaux, semble éminemment problématique : si les théories racistes sont clairement développées chez Hegel, Kant, Gobineau, etc., cela est-il vrai des Anciens Grecs qui se sont nourris aux sources du savoir égyptien ? Grégoire Biyogo a tort de vouloir trancher la question du racisme par des raccourcis philosophiques. Et l’on a parfois le sentiment que l’auteur transforme ses intuitions et soliloques métaphysiques en une vérité indépassable. En somme, ses spéculations excessives sur la haine raciale font davantage penser aux théories afrocentristes d’un Leonard Jeffries, professeur déchu de la City University de New York.
Grégoire Biyogo situe « l’antikémitisme » dans la période pré-socratique. Or des ouvrages bien documentés sur cette période soulignent que le Noir faisait partie intégrante de l’espace culturel de la Méditerranée. Il ne faisait l’objet d’aucune discrimination. Si l’on prend l’exemple de l’esclavage dans l’antiquité gréco-romaine, il apparaît que sa pratique n’était, en aucune façon, liée à la couleur de la peau ni à l’appartenance culturelle, encore moins à l’infériorité innée d’un groupe – préjugé qui a justifié la traite des Noirs. A cet effet, l’ouvrage de Frank M. Snowden, Jr., Before Color Prejudice. The Ancient View of Blacks est riche d’enseignements . Professeur émérite à Howard University, Frank Snowden, Jr. propose une analyse de la question raciale dans l’antiquité qui me semble assez complète en raison de la somme considérable de sources exploitées. L’universitaire américain :

Sympathetic references to Ethiopians [...] such as those of Herodotus, Diodorus, and Seneca, therefore, should perhaps be regarded as a tribute to the objectivity of classical writers in recording the Ethiopian point of view. (Frank Snowden, p.58. Je souligne)

Dans leurs écrits, les auteurs anciens faisaient montre d’objectivité et semblaient assez loin du « logos de la capture » que Biyogo leur attribue :

It is important to emphasize that the overall, but especially more detailed Greco-Roman view of blacks was highly positive.[...] There was clear-cut respect among Mediterranean peoples for Ethiopians and their way of life. (Ibid. 59)

L’auteur poursuit en affirmant que les Grecs n’ont jamais succombé au « racisme biologique » :

Notable, therefore, is the fact that the ancient world did not make color the focus of irrational sentiments or the basis for uncritical evaluation [...] This is the view of most scholars who have examined the evidence and who have come to conclusions such as these : the ancients did not fall into the error of biological racism. (Ibid. 70. Je souligne).

Au sujet de l’esclavage, il précise :

In antiquity slavery was independent of race or class, and by far the vast majority of the thousands of slaves was white, not black. The identification of blackness with slavery did not develop. No single ethnic group was associated with slave status or with the descendants of slaves.(Ibid.70. Je souligne)

L’hostilité des Européens envers les Noirs n’est pas à rechercher dans la Grèce antique, car la négrophobie est une attitude relativement contemporaine. L’instrumentalisation de la couleur dans le discours raciste occidental commence véritablement au 15ème siècle lors des premiers contacts entre les explorateurs européens et les peuples d’Afrique noire, dont la prétendue ‘laideur’ physique et morale apparaissait comme symbole même du Mal. « L’antikémitisme » semble postérieur aux premiers contacts entre la Grèce et l’Egypte. Ce d’autant plus que la littérature grecque abonde de récits et de témoignages révélateurs de l’admiration que les Grecs vouaient à la civilisation égyptienne. Le néologisme « antikémitisme » participe d’une construction savante, témoigne d’un esprit créatif chez Biyogo. Et il est tout à l’honneur de l’auteur d’essayer de mettre en parallèle, par le jeu de l’homonymie « l’antisémitisme » et « l’antikémitisme ». Il reste que ce néologisme semble un pur artefact qui n’apporte rien de nouveau au débat sur la question du racisme.
« L’antikémitisme », entendu comme haine des fondements de la civilisation noire, est lié aux progrès techniques qui ont permis aux Européens de découvrir des terres nouvelles, dont certaines étaient habitées par des populations aux mœurs étranges qui devaient ‘confirmer’ la mythologie biblique : le Noir, par sa laideur physique et morale, était le lieu de résidence du péché. Il devait incarner le démoniaque par excellence. La haine de l’homme noir – avec ses conséquences graves que furent la traite négrière, l’institutionnalisation du racisme, le colonialisme – serait née des présupposés métaphysiques énoncés dans les écrits « saints » : le noir représente l’archétype du Mal. En ce sens, Grégoire Biyogo a raison de recourir à une image oxymorique (« sombres Lumières ») afin de montrer l’échec de la civilisation occidentale en tant que « civilisation lumière ».
Enfin, il y a la Sur ce point, il convient de se demander si l’auteur ne commet pas l’erreur reprochée aux Occidentaux qui voyaient la Grèce comme la patrie de la philosophie. Si tant est que « l’être se dit de façon multiple », pourquoi n’en serait-il pas de même du savoir ? Nul besoin d’être Aristote pour reconnaître qu’il n’y a pas un savoir, mais des sommes de savoir nées des ‘esprits’ multiples. La raison est une et indivisible, et se déploie en des horizons divers tout comme l’être humain qui en est le dépositaire.
Il était temps que s’inventât un Biyogo dans un pays où les lettrés ont toujours été timorés, creusant le lit de leur propre invisibilité. Grégoire Biyogo est un inventeur, un novateur, un redoutable polémiste doté d’une plume rebelle et coruscante. Cependant, l’auteur ferait bien attention à ne pas transformer l’égyptologie en « biyogologie », c’est-à-dire en une science des néologismes barbares et de la réfutation radicale de toute problématique qui lui déplaît.

UN OUVRAGE PHILOSOPHIQUE SUR LA REFONDADTION POLITIQUE EN AFRIQUE

A la question de savoir si le capitalisme global est bénéfique pour l’humanité tout entière, le très conservateur hebdomadaire anglais The Economist, dans une enquête intitulée « la globalisation et ses critiques », répondait par l’affirmative en s’appuyant sur les analyses d’une armée d’économistes, en particulier celles contenues dans le livre d’Edward Graham, Fighting the Wrong Enemy : Anti-Global Activists and Multinational Enterprises, publié par l’Institute for International Economics. The Economist notait : « il est important de comprendre pourquoi les sceptiques ont tort ; pourquoi l’intégration [mondiale] de l’économie est une force du bien ; et pourquoi la globalisation, loin d’être la cause première de la pauvreté, est le seul remède capable d’y mettre fin ».
En élaborant une théorie critique du capitalisme global, Jean-Rodrigue Eyene Mba est conscient de s’engager dans un combat prométhéen avec les tenants d’un ordre politico-économique qui semble avoir signé la « fin de l’histoire ». En effet, l’étudiant-chercheur gabonais prend le contre-pied de tous ceux qui voient le salut de l’Afrique dans le libéralisme sans entraves.
Résultat des travaux commencés à l’Université nationale du Gabon, cet essai interroge les paradigmes néolibéraux nés de l’effondrement du communisme. Quelles sont les conséquences du libéralisme global sur la structure de l’Etat en Afrique ? Les économies africaines réussiront-elles à intégrer les fondamentaux de la mondialisation ? A partir de quelle plate-forme éthique et philosophique l’Afrique doit-elle prendre le train global lancé dans un mouvement irréversible ?
Dans un premier temps, Eyene Mba montre que le libéralisme économique s’est implanté en Afrique par le biais des plans d’ajustement structurel, dont les objectifs ne pouvaient se réaliser que par l’instauration d’un « Etat minimal », ce qui devait entraîner mécaniquement le développement humain grâce aux forces du marché. C’est le « jeu de catallaxie » observé par Friederich Hayek (philosophe et économiste d’origine autrichienne), fort bien commenté dans la première partie de l’ouvrage. Or l’échec de ses plans de sauvetage a mis au jour l’un des paradoxes du néolibéralisme. Loin d’engendrer le développement escompté, les ajustements structurels ont plutôt accéléré la déclassification économique de tout un continent dont la pauvreté ne fait que s’accentuer.
Sans rejeter les forces en action dans le capitalisme, l’auteur invite davantage l’Afrique à repenser la globalisation « au-delà des paramètres purement économiques et financiers pour [l’] enraciner dans une éthique qui situe l’être humain comme une valeur primordiale. Car la globalisation « en soi et pour soi » est porteuse de crise profonde, dont celle qui conduit à la dépréciation de l’essence humaine ». Soumis aux injonctions étrangères, les pays sous-développés se retrouvent dans une situation de déchirure. Il n’est donc pas étonnant que partout à travers les pays du Sud, de la Thaïlande au Gabon, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale soient voués aux gémonies, n’inspirent que du ressentiment et des impulsions qui trouvent parfois leur exutoire dans la violence. Cette violence s’exerce non seulement sur les individus (par l’instauration de l’anomie sociale) ; elle aboutit également à l’enlisement des démocraties naissantes, au délitement de l’appareil étatique, désormais privé de ses attributs régaliens. En ce sens, la globalisation apparaît plutôt comme la troisième phase du colonialisme contre laquelle l’auteur se dresse.
Pour élaborer sa théorie de la « refondation politique », Eyene Mba convoque d’innombrables philosophes et économistes aux débats. Il réajuste les concepts d’Adam Smith en soulignant comment les libéraux les ont quelque peu brutalisés pour justifier leur dessein hégémonique. Au terme de son entreprise de relecture des énoncés politico-économiques, Eyene Mba met à nu le « jeu dialectique entre l’aide au développement et l’impérialisme » qui conduit à une « satellisation » des économies africaines. A ses yeux, le développement économique passe par l’instauration d’une culture de développement, construite selon le modèle humaniste des Lumières. Il invite ainsi l’élite africaine à un « mimétisme rationnel » (opposé au « mimétisme passif » du caméléon), c’est-à-dire à une appropriation des valeurs à même d’impulser la marche du continent. Les Africains ne peuvent esquiver la question de la définition de l’existence humaine. C’est par la saisie de son essence qu’ils pourraient mieux bâtir l’avenir. Nous sommes donc en face d’une pensée humaniste qui milite pour la responsabilité sociale du libéralisme, c’est-à-dire la négociation d’un espace intermédiaire où le capital serait au service de l’humain et non un culte.
Idéal noble, qui pousse l’auteur à un corps à corps épistémologique avec les politologues postmodernes. A commencer par Francis Fukuyama dont la théorie de « la fin de l’histoire » est habilement revisitée. L’idée d’universalisation de la démocratie libérale popularisée ces dernières années dénote l’impérialisme du discours libéral et tend à enfermer le monde dans une vision univoque. Le contenu de ce discours se pose comme absolu si l’on admet la réalité d’un horizon historique et économique indépassable. Démocratie et capitalisme global écrivent ainsi la grammaire de l’ultime réalisé. Francis Fukuyama le réaffirme d’ailleurs avec vigueur dans un article au magazine américain Newsweek (n° spécial, décembre 2001-février 2002), où il dénonce « l’islamo-fascisme » incarné par le mouvement Al Qaida d’Oussama ben Laden. Fukuyama écrit : « Il y a plus de dix ans, je soutenais que nous avions atteint la ‘fin de l’histoire’ [qui] a culminé dans la démocratie libérale et le capitalisme de marché [sic]. De mon point de vue, cette hypothèse demeure correcte en dépit des évènements du 11 septembre : la modernité, representée par les Etats-Unis et les démocraties avancées, restera le principal moteur de la politique dans le monde, alors que les institutions qui incarnent les valeurs de liberté et d’égalité, caractéristiques de l’Occident, continueront de s’étendre ».
Face au prosélytisme libéral d’un Fukuyama, J.R. Eyene Mba trace les voies d’émergence d’une praxis nouvelle. Laquelle opère selon la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave et se dénoue par l’affranchissement moral de l’individu opprimé.
La polémique engagée avec Francis Fukuyama apparaît quelque peu vaine du fait que la théorie de la « fin de l’histoire », quoi que dise son auteur, se réfute ou s’épuise d’elle-même. Et il convient de noter que Fukuyama eût-il vécu à l’époque de la Renaissance italienne qu’il aurait sans doute disqualifié toute autre civilisation existante. La Fin de l’histoire vaut moins par son contenu conceptuel que par l’impact publicitaire que ce titre était censé produire sur le marché des sciences spéculatives. Car un penseur rigoureux, conscient de l’axiome héraclitéen selon lequel « il n’y a rien de permanent excepté le changement », ne saurait postuler l’achèvenement de l’histoire. En revanche, l’essai d’Eyene Mba eût gagné en épaisseur si l’auteur avait trouvé utile d’exploiter l’abondante littérature produite ces dernières années dans le champ exploré. Le lecteur informé fermera quelque peu cet ouvrage avec le sentiment d’un discours itératif sur les méfaits de la mondialisation. On l’aurait compris, ces quelques réserves indiquent bien que ce livre d’apprentissage est le fruit d’un Esprit en maturation. Le meilleur est à venir.


Marc Mvé Bekale

Jean-Rodrigue Eyene Mba, Démocratie et développement en Afrique face au libéralisme. Essai sur la refondation politique, Paris, L’Harmattan, Coll. Points de vue, 2001, 141 p. 80 FF.

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