LA LITTERATURE GABONAISE
Justine Mintsa et les
« débordements » de la tradition
Justine Mintsa a fait son apparition
sur la scène littéraire du Gabon avec la publication d’un
journal intitulé Un seul tournant Makôsu (La Pensée
Universelle, 1994). Dans cet ouvrage, l’auteur portait un regard
à la fois ironique et sévère sur la société
gabonaise dont elle dénonçait les travers. Avec L’histoire
d’Awu (Gallimard, 2000), Justine Mintsa livre cette fois
au public le récit d’un amour manqué.
L’histoire s’ouvre par une scène où l’héroïne,
Awu, exécute « un point de chaînette ». Ce
geste situe la femme dans le rôle complexe de tisserand de la
vie. Awu y arrivera-t-elle ? La réponse est à rechercher
dans son nom (Awudabiran’ « la mort gâche tout »),
lequel se révèle symbolique car on y voit inscrit le thème
tragique de la mort. Le nom dit l’inutilité de ses rêves,
qui s’écrouleront avec la disparition brutale de son mari
Aubame Afane.
Aubame Afane est un instituteur à la retraite. Il a été
marié à une femme qu’il ne parvient pas à
oublier. Awu en est consciente. Elle sait que seul le temps réussira
à écarter cette rivale invisible.
Pour faire valoir ses droits à la retraite, Aubame Afane entreprend
un voyage à la capitale. Les démarches préliminaires
n’aboutissent pas. Lors du second voyage, Aubame Afane est victime
d’un accident de route dans lequel il trouve la mort. Voilà
comment l’Etat remercie ses anciens fonctionnaires. Arrive ensuite
la cérémonie du deuil qui voit la famille du défunt
infliger des sévices corporels à la veuve, avant de la
dépouiller de tous ses biens.
Commentant son livre sur RFI, Justine Mintsa affirmait que son objectif,
en décrivant le rituel qui suit la levée du corps (voir
pp. 93-96), est de lutter contre « les débordements de
la tradition » en ce qu’elle réduit la femme au rang
« d’objet ». Cette déclaration éclaire
un peu plus le lecteur tant sur le thème central du roman que
sur l’intention de l’auteur. Or, en relisant la partie concernée,
on se rend compte à quel point la mise en scène des «
traditions » dans ce roman manque d’épaisseur. Autrement
dit, le parti pris non dissimulé de l’auteur semble avoir
desservi l’ouvrage car celui-ci ajoute plutôt à la
somme de préjugés entretenus sur les coutumes africaines.
Ce qui nous amène à poser la question suivante : les «
traditions » africaines peuvent-elles être comprises si
elles sont représentées de façon superficielle
?
Il est à noter que le rituel du veuvage se traduit souvent par
une forme de violence, dont René Girard a bien expliqué
le mécanisme à travers la figure du « bouc émissaire
» (voir La Violence et le sacré, Grasset, 1972
et Le Bouc émissaire, Grasset, 1982). Justine Mintsa
et son mari se sont d’ailleurs retrouvés dans la position
du « bouc émissaire » au lendemain d’un drame
qui les avait frappés sur une route du Gabon, ainsi qu’elle
le rapporte dans Un seul tournant Makôsu : « Convoqués
dans une pièce où il n’y avait que des anciens »,
ils furent sommés de « parler », c’est-à-dire
d’avouer « si vous avez ‘donné’ l’enfant
en échange de quelque chose » (pp.59-60). Il fallait
aux « anciens » un bouc émissaire afin d’apaiser
« les esprits ».
Chez les Fang du Gabon, le décès d’un être
humain est généralement suivi d’une serie de comportements
ritualisés, dont ceux décrits aussi bien dans Un Seul
tournant Makôsu que dans L’histoire d’Awu.
Perçues de l’extérieur, et débarrassées
de leur complexité, de telles mœurs peuvent être assimilées
à la barbarie. Or, ce qui importe ici, c’est beaucoup moins
la violence per se que la signification symbolique qu’elle
revêt. La communauté tout entière s’acharne
contre la victime émissaire pour conjurer le mauvais sort. C’est
ce que sous-entendent les « anciens » lorsqu’ils mettent
Justine Mintsa et son mari en garde : « il faut l’avouer
ici et maintenant pour que les mauvais esprits… » (p.60).
En recherchant le coupable, les « anciens » veulent détourner
la colère des « mauvais esprits » avant de commencer
le rite destiné à protéger la communauté.
Le rituel subi par Awu a une signification plus simple :
De retour de l’enterrement,
Awu sentit qu’on la déshabillait. Elle avait froid. On
lui ceignait, autour de la poitrine, un pagne dont le contact laissait
supposer qu’il était usé. On la fit asseoir à
même le sol. Puis elle sentit qu’on la tondait. Les tresses
sinistrées roulant sur ses épaules nues avant d’atterrir
en chute libre sur le sol la firent frissonner. Mais ce n’était
ni de froid, ni de colère. Puis, tête baissée, elle
subit le reste comme une martyre (p. 93).
Il faut voir dans ses «
tresses sinistrées » l’image de la féminité
bafouée. Signification que renforce l’usage du verbe «
tondre », employé pour les animaux (on tond un mouton).
Ce vocabulaire signale un choix, révèle l’attitude
impartiale du narrateur. La voix narratrice (qui se confond avec la
voix auctoriale) se situe du côté de l’héroïne,
aliène ainsi le lecteur dans la mesure où elle occulte
le sens premier d’un rituel qui a davantage valeur de purification
: après l’enterrement, la veuve doit faire peau neuve,
renaître sous un autre jour ou dans une autre vie que la communauté
l’aidera à reconstruire.
Peut-être Justine Mintsa voulait-elle montrer que la violence
concentrée sur la victime émissaire est désormais
mue par la cupidité. Les familles s’acharnent souvent contre
l’épouse pour récupérer l’héritage
laissé par le défunt. Pareils comportements indiquent
à quel point nombre de nos rites ont été pervertis
par une culture africaine soumise à l’emprise des valeurs
marchandes. Une société où l’homme est devenu
un pur produit de consommation comme l’illustre aujourd’hui
la pratique de la dot.
Dès lors, l’affirmation de la femme passe par une entreprise
subversive capable d’aboutir à une redéfinition
de son rôle et de son statut dans la société. Pareil
projet doit être l’œuvre de la femme elle-même
et ne peut s’accomplir que par une prise de conscience de son
« être-dans-le-monde ». Ce qu’Awu réalisera
en refusant de se donner à Nguema Afane, le nouvel époux,
frère de son mari, que lui impose le conseil de famille. Comme
diraient les phénoménologues, elle entre dans le «
grand jour spirituel de la présence », parce qu’en
s’opposant à la volonté de la collectivité,
elle se pose comme individualité et cesse d’être
un objet.
Si un tel dessein paraît louable, il convient cependant d’être
prudent lorqu’il s’agit de corriger les prétendus
« débordements » d’une tradition conçue,
il est vrai, pour servir les hommes. Disons-le sans fioriture : la faiblesse
de ce roman réside dans le choix du raccourci. L’écrivaine
gabonaise eût-elle dépeint ses personnages et les scènes
avec un peu plus de consistance ou de complexité, que le lecteur
aurait découvert que la tradition n’est pas mauvaise en
soi : ses formes actuelles sont davantage révélatrices
d’une culture hybride, qui n’a pas su s’adapter au
monde moderne. Sans doute aurait-il fallu à Justine Mintsa un
projet romanesque plus ambitieux pour faire ressortir les drames moraux
et psychologiques engendrés par une société postcoloniale
à la dérive.
Justine Mintsa. Histoire d’Awu. Paris, Gallimard, 2000,
110p.
Sidonie, une morale ambiguë
Avec le roman Sidonie,
paru en 2001 aux Editions Alpha-Omega, la littérature gabonaise
de langue française – à distinguer de celle produite
dans les langues locales – vient de s’enrichir d’une
nouvelle voix féminine. Il y a deux ans, Justine Mintsa nous
avait gratifiés d’un roman fort intéressant qui
explorait le destin d’une jeune femme en bute à une société
paralysée par le poids des traditions. Au lendemain de la disparition
tragique de son mari, Awudabiran’ décide de réaménager
le tracé de son existence en refusant de se soumettre au diktat
des coutumes. L’amour et la mort formaient la trame narrative
de L’Histoire d’Awu. Ces thèmes apparaissent
en filigrane dans Sidonie au travers de tout un questionnement
moral sur les relations humaines – l’infidélité,
l’érosion sentimentale, le mariage, etc.
L’histoire est construite autour d’un homme dont la déchéance
est provoquée par sa rencontre avec Sidonie, créature
aux visages multiples que l’on peut associer à la fatalité.
Sidonie est une créature insaisissable. Ce que rend bien le jeu
de dédoublement des personnages. Au final, on découvre
que Sidonie est une personnification du Sida. Tapi dans les coins de
rue, ce mal prolifère parce qu’il est déterminé
par les pulsions irrépressibles du ça. Le héros,
assailli par Sidonie, est quelque peu devenu « l’ange de
la mort » comme l’illustre l’accident qu’il
provoque dans une des rues de la ville. Personne ne peut l’aider.
Ni sa femme ni ses amis. La mort se révèle un rendez-vous
solitaire. Néanmoins, la prise de conscience de la maladie constitue
une victoire en soi. Le sujet infecté est soumis à des
choix moraux nécessaires à la neutralisation de l’adversaire.
Dans un sens, l’usage de l’idéophone Sidonie a pour
enjeu d’humaniser la maladie, vaincue au travers d’une représentation
symbolique du rapport de l’Africain à la mort. Ce symbolisme
est fort bien traduit dans une scène d’instropection qui
a lieu aux toilettes où le héros se remémore les
derniers instants avec sa mère. Loin d’une tragédie
absolue, la mort est un voyage vers l’au-delà. Sans doute
est-ce une telle figuration de la mort qui permet au héros de
mieux supporter la rupture avec les siens. La mort physique n’est
qu’un moment de séparation, surmonté grâce
aux retrouvailles des époux dans un monde idyllique. L’illusion
crééé à la fin du roman se nourrit des rêves
d’éternité enfouis en chacun de nous. Chantal Magalie
Mbazoo-Kassa se joue ainsi du discours alarmiste entretenu sur le Sida
en Afrique. Les parents recouvrent l’amour brisé sur terre
dans « un lieu enchanté », tandis que leur
progéniture se fait un devoir de perpétuer la vie. Sidonie
a été vaincue. Incontestablement, pareil optimisme laisse
transparaître chez l’auteur l’influence de la religion
chrétienne, le nouvel opium dont se nourrissent les masses populaires
africaines en proie à une misère insurmontable. Le message
religieux porte le récit vers un dénouement ambigu. Que
penser des portes illusoires du paradis qui s’ouvrent aux malheureux
époux terrassés par la maladie ? En laissant entrevoir
une vie meilleure par-delà la mort, la romancière n’affaiblit-elle
pas la portée sociale de son message ? Que devient l’éthique
de la responsabilité, incarnée par la mèr, qui
sous-tend cette histoire tragique ? L’implication morale ou chrétienne
de ce « voyage » dans un Eldorado « plein
de grâces » n’ouvre-t-elle pas les portes de
la permissivité : s’il existe un paradis après le
Sida, alors tout est permis ici-bas.
Marc Mvé Bekale
Marc Mvé Bekale.
Pierre-Claver Zeng et l'art poétique fang : esquisse d'une
herméneutique, Paris : L'Harmattan, 2001. 194 p. 110 FF
Cette étude constitue une première approche de l’œuvre
du poète-chanteur gabonais Pierre-Claver Zeng, qui est, avec
Pierre Akendengué, l'une des figures représentatives D’Afrique
centrale. L'ouvrage comprend deux parties. La première s'emploie
à faire ressortir les principaux thèmes inhérents
à la poésie de Zeng en montrant surtout son ancrage à
la mythologie fang que l'auteur s'approprie en la recréant. Parmi
les principaux thèmes, perçus comme « mythèmes
», décelés dans le chant de Zeng, vient en premier
le culte de la Parole des ancêtres. Le sous titre, « esquisse
d'une herméneutique », souligne la dimension ésotérique,
voire hermétique, de cette parole poétique qui prend source
dans une culture fang, dont Mvé Bekale discerne la richesse et
la complexité grâce à une lecture historique, sociologique,
mythologique et formelle. L’on découvre alors un univers
poétique peuplé de créatures surnaturelles et de
personnages étranges, d'animaux bénéfiques ou maléfiques
; un univers où les ancêtres sont toujours présents
et agissent comme gardiens vigilants et intermédiaires entre
le monde des hommes et celui des dieux. L’étude montre
aussi qu’il s’agit d’une quête des origines
liée à l'intrusion des valeurs occidentales en Afrique
noire. En effet, Zeng s'alarme de la béance culturelle engendrée
par la colonisation, ce que rend bien tout un réseau de métaphores
soulignant la situation chaotique de son pays : la "source tarie,"
"le fleuve détourné," le "lac trouble"
sont des images qui décrivent le drame de la modernité
gabonaise. Face à une société marquée par
l'aliénation culturelle, Zeng va déployer la Parole de
"ceux qui savent," invitant ainsi les siens à rejoindre
« l'abâ » ou maison des hommes, quelque peu le berceau
de la culture fang. Le chant se trouve alors mue par une dynamique visant
à mobiliser les ressources de la nation fang. En un sens, le
poète entend se servir de la Parole pour réveiller ses
compatriotes, les sortir de la torpeur : « le sommeil, n’est-ce
pas le mal d’aujourd’hui ? s’inquiète-t-il
à juste titre. C'est aussi le sens que recouvre l'allégorie
du "Mibom Melan", ce paquet sacré qui renferme les
mets employés dans le rite initiatique donnant accès à
un "autre monde."
Dans la seconde partie, Marc Mvé Bekale étudie la poétique
de Zeng et parvient à montrer que sa richesse formelle repose
sur l’usage des tropes comme le chiasme, la métonymie,
la synecdoque, ellipse, etc, modèles de discours employés
par ruse et par coquetterie. Il s’écarte de cette grille
de lecture qui met l’accent sur le champ sémantique du
mot (ayile adzo), pour examiner la structure organisationnelle
de la langue (éfia adzo). Il révèle également
sa dimension philosophique en soulignant combien l verbe de Zeng, ancré
dans le passé et tourné vers l’avenir, est portée
par un élan "chrono-ontologique." L’auditeur
entreprend donc ce voyage mythique, où il découvre l’être
et le temps du peuple fang, grâce à un code symbolique
qui apparaît comme la porte d'ouverture vers des mondes nouveaux
et anciens. A la suite d'une interview avec le poète, Marc Mvé
Bekale donne la transcription et la traduction libre de quelques poèmes-chants,
soit plus de 70 pages. Un appareil critique adéquat complète
cette introduction détaillée et fort bien venue à
une oeuvre trop peu connue.
Michel Fabre
Professeur émérite
Université Paris III-Sorbonne
Marc Mvé Bekale.
Pierre-Claver Zeng et l'art poétique fang : esquisse d'une
herméneutique, Paris : L'Harmattan, 2001. 194 p. 110 FF
« Le réenchantement de la tradition », expression
d’Achille Mbembe, auquel nous convie Marc Mvé Bekale dans
son analyse de la poésie du chanteur gabonais Pierre-Claver Zeng
est un surprenant pari. Pari de traducteur, tout d'abord : tenter de
traduire la poésie, c'est chercher à peindre les couleurs
d'une âme, tel Andréi Roublev dans sa quête de l'icône
absolue. Pari de littéraire ensuite : l'auteur, admirateur enthousiaste
du poète et amoureux fou de la langue fang que célèbre
Zeng, jongle sans trêve entre l'analyse rhétorique des
chants qu'il nous distille savamment, et l'initiation graduelle aux
trésors de la culture fang. Le lecteur, nullement passif dans
cette quête d'un ailleurs spatial et temporel, recueille ainsi
les jalons dont il a besoin pour ne pas se trouver selon les mots de
Zeng, comme l'homme qui cherche son chemin « sur une voie
ouverte ». Sans être chasseur, sans avoir de village
à défendre, il reçoit pourtant les armes d'un peuple
fier, « affinées par tant de batailles »,
dont il se demande avec l'artiste s'il doit en pleurer l'oubli ou en
célébrer la force cachée, prête à
se réveiller au détour d'un vers, à l'évocation
d'un mythe ou d'un rituel mystique. Au terme de ce parcours, il recueille
comme autant de joyaux les textes traduits par Marc Mvé Bekale,
plein de gratitude pour ce parieur qui a si bien su garder à
ces chants fascinants leur beauté poétique et leur mystère
presque intact. Il ne manque à ce pari qu'un seul enjeu : celui
de donner à entendre physiquement la voix du chanteur. Mais c'est
désormais à nous de le relever.
Cécile Coquet
Agrégée d’anglais
Maître de Conférences
Université de Tours
OMAR BONGO, LES SANGLOTS
DU DESHONNEUR
Par Marc Mvé Bekale (paru dans le bimensuel farncophone,
AfriquEducation, 15-31 Mars 2001)
Dans Peau noire, masques
blancs (Seuil, 1952), Frantz Fanon, analysant les ravages de la
colonisation sur l’appareil psychique du Nègre, écrit
: « le drame racial se jouant en plein air, le Noir n’a
pas le temps de ‘l’inconscientiser’ ».
Il en est ainsi parce que chez le Noir les complexes restent «
conscients ». Surtout au contact de l’homme blanc, qui n’a
de cesse de l’inférioriser. La remarque de Fanon est d’autant
plus pertinente qu’on peut s’y appuyer pour examiner le
dernier livre d’entretiens publié par Omar Bongo, «
Blanc comme nègre » (Grasset), en collaboration avec
le journaliste français Airy Routier. Le titre de l’ouvrage,
ridicule pastiche de l’expression « blanc comme neige »,
fait également penser au personnage de « Blanche neige
». Tout se passe alors comme si, pour nous dire combien il est
beau, gentil et innocent, Omar Bongo se devait d’emprunter le
chemin d’une régression infantile. Car le fait est que
l’ouvrage, tant par son titre ironique et accrocheur (stratégie
de marketing oblige) que par son contenu, ne grandit pas son auteur.
Le président gabonais semble plutôt brandir aux yeux du
monde un « miroir confirmant » les stéréotypes
entretenus sur le Noir. Stéréotypes affligeants nourris
d’un bout à l’autre de l’ouvrage par des métaphores
scandaleuses, illustrant fort bien la déformation mentale dont
parle Frantz Fanon. C’est ainsi que dans la psyché d’Omar
Bongo, les Africains ne sont moins rien que des « chevaux
tandis que l’homme blanc, le Français, reste le jockey
». Cette phrase, chargée de non-dits, situe tout simplement
les Africains comme dernier maillon dans la chaîne de l’évolution.
Ils sont réduits au rang d’animaux ou bêtes de somme
que le maître français peut exploiter à l’envi.
Ce trope sur l’homme blanc et le cheval noir, qu’on aurait
pu taxer de discours raciste s’il avait été prononcé
par un Européen, semble quelque peu significatif de la conception
du pouvoir chez le président gabonais.
« Blanc comme nègre » est un ouvrage qui
retrace la vie d’Omar Bongo. Après une enfance idyllique
passée « à califourchon sur [le] dos »
de son père Basile, Albert-Bernard Bongo quitte son Lewaï
natal pour le pays de Zanaga. Il a dix ans quand il voit pour la première
fois un tableau noir. A la suite d’une altercation avec son maître
d’école, le jeune Bongo prend le chemin de Brazzaville
où il se révèle un ‘étudiant’
brillant, mais un peu agitateur avant de devenir un technocrate compétent
auprès de Léon Mba. A lire le tracé existentiel
de Bongo, on a le sentiment d’un récit embelli. L’homme
se gargarise d’une stature faussement héroïque : il
n’a de cesse de défier « la coloniale », fait
montre de clairvoyance et de courage en déjouant les tentatives
d’annexion du Haut-Ogooué par l’abbé Fulbert
Youlou. Il est loyal envers son pays, subversif, compétent, audacieux,
très intelligent ainsi que le suggère le brillante réussite
au test que lui fit passer le Général de Gaulle au lendemain
du décès de Léon Mba. Lors de cet entretien, de
Gaulle feignit d’ignorer le nom du « pays, au nord du
Gabon ». Omar Bongo est si bon en géographie qu’il
répondit sans hésiter. A la fin de l’entretien,
de Gaulle comprit qu’Omar Bongo était le grand esprit qui
devait succéder à Léon Mba.
L’homme se voit quasiment sans tache. D’où le titre
du livre. Et lorsqu’on lui pose quelques questions embarrassantes
sur le sous-développement ou la corruption, Bongo nous sert la
bonne vielle accusation usée jusqu’à la corde :
l’enfer de l’Afrique, c’est l’homme blanc. Pour
étayer ses accusations, le souverain gabonais enfile la robe
de professeur d’histoire, monte sur sa chaire pour rappeler, par
de brillants raccourcis, quelques évidences à ceux qui
ont la mémoire courte : « …notre continent a
été pillé depuis des siècles par l’Occident.
Il ne s’agit pas simplement des matières premières,
mais des hommes. Il y a d’abord eu la saignée épouvantable
de l’esclavage, qui a vidé l’Afrique de ses hommes
et de ses femmes les plus vigoureux, entraînant un traumatisme
général et un déséquilibre démographique
dont les conséquences se sont poursuivies à travers des
siècles. Il y a eu ensuite la colonisation […] On a privé
nos peuples, pendant des siècles, du choix de leur destin. On
nous a infantilisés. On nous a empêchés de commercer
librement, de vendre nos matières premières à leur
juste prix. Et aujourd’hui, nous avons l’indépendance
mais le pillage continue sous d’autres formes : matières
premières, toujours, mais la fuite des cerveaux. Les Africains
compétents et formés sont tentés d’exercer
leurs talents en Occident, où ils trouvent des salaires supérieurs
» (p. 230). Cette longue lamentation sur les causes du sous-développement
laisse rêveur. L’on a envie de rire pour ne pas pleurer.
Bongo évoque la traite négrière tout en oubliant
que ce commerce abominable s’est dévéloppé
en raison de la cupidité des rois africains, dont les armées
allaient opérer des razzias dans des villages perdus au fin fond
de la brousse pour venir échanger leurs semblables contre de
la pacotille sur la côte. Ce commerce n’eût jamais
fleuri sans la complicité des Africains eux-mêmes, dont
Omar Bongo (et nombre de ses pairs) représente le pendant moderne.
Dans le requisitoire du président gabonais, le système
colonial est également cloué au pilori. « La
colonisation », dit-il, « a privé nos peuples
du choix de leur destin ». Grands Dieux ! Mais Omar Bongo
n’a-t-il pas été l’une des pièces maîtresses
du système néo-colonial mis en place par l’Occident
afin de saigner l’Afrique ? N’a-t-il pas privé le
peuple gabonais du choix de son destin en le confinant, pendant 23 ans,
à l’homogénéité obligatoire, par la
suppression de la libre expression politique ? N’est-il pas en
train de priver ses compatriotes du libre choix de leur destin par la
consolidation au Gabon d’une démocratie de façade
où les élections se gagnent par la fraude. Quant à
l’argument sur la fuite des cerveaux, nul besoin de s’y
étendre : tout être humain rêve d’une vie meilleure.
Celle-ci n’est pas seulement matérielle. Elle est aussi
morale, spirituelle et psychologique. Bien plus que les salaires élevés,
peut-être sont-ce de telles « nourritures » qui font
davantage l’attrait de l’Occident. « Nourritures »
dont les diplômés africains sont privés dans leur
propre pays.
L’entretien revisite et confirme les lieux communs. Bongo et l’Etat
gabonais sont indissociables. Pourquoi ? Cette confusion procède
d’une conception africaine du pouvoir : « Ici, si on
pense que le chef n’a pas d’argent pour en redistribuer,
il ne peut pas être respecté ni considéré
». C’est pour cela que le « chef » accumule
le capital afin que l’ensemble de la population soit à
ses pieds : « Les professeurs : on n’a pas d’argent,
pas de voiture ! Je paye. Les manifestations ? Je paye. Les comices
agricoles ? Je paye. La journée de la femme ? Je paye. Il faut
payer, je paye ». Payer. Toujours et encore. Voilà
l’illustration de la fameuse stratégie de capture qui montre
comment l’homme politique, puisant dans les caisses publiques,
exploite la misère de ses concitoyens en leur distribuant des
miettes, et achève de s’ériger en monarque tout
puissant.
Bien plus qu’un moyen de défense, « Blanc comme
nègre » révèle l’auteur en sa
substance : depuis son intronisation par la France en 1967, le président
gabonais n’a-t-il jamais été qu’un «
nègre » au service de ses bienfaiteurs. Ne se décrit-il
pas ici comme un pur produit politique de fabrication française
? Le « Nègre blanc », personnage hybride, métaphore
de la colonisation, prototype de ces hommes liges soutenus par la France,
qui devaient servir de « clef de voûte » au sein de
son « pré-carré ».
Omar Bongo tient des propos inadmissibles, qui auraient pu coûter
la fonction à n’importe quel président dans un Etat
de droit. Il prétend que le projet de gratuité de l’enseignement
et des soins médicaux est une utopie entretenue par ses opposants,
lorsqu’il dilapide l’argent public dans des activités
diplomatiques qui ne servent que sa propre image. Quand Omar Bongo finance
des réunions de chef d’Etats inutiles, les petits Gabonais,
eux, meurent de paludisme en pleine brousse.
Omar Bongo nie l’existence de la corruption dans son pays. A-t-il
jamais posé la question aux chauffeurs routiers ou aux chauffeurs
de taxis rackettés à longueur de journée par des
agents de sécurité (gendarmes et policiers) censés
les protéger ? A-t-il jamais posé la question au fonctionnaire
nouvellement recruté qui doit financer l’évolution
de son dossier à travers les arcanes administratifs ? A-t-il
jamais posé la question au citoyen gabonais qui se fait rapiner
pour la moindre démarche administrative ? A-t-il jamais posé
la question au citoyen démuni, qui ne peut pas se faire soigner
parce que les médicaments destinés au public ont été
détournés vers des pharmacies privées ? La réalité
est qu’Omar Bongo a laissé se développer toute cette
corruption bénigne parce qu’il y en a une plus maligne
qui se pratique au plus haut sommet de l’Etat. Il a plongé
le pays dans un état de délabrement moral pour consolider
son pouvoir : nul, dans l’entourage présidentiel, ne peut
s’élever contre la corruption, parce que tous s’y
abreuvent. Au Gabon, écrit le journal Misamu, les hommes
politiques « sont nés avant la honte ».
Aussi la honte est-elle « devenue pour eux une vertu
».
« Blanc comme nègre ». Qui a bien pu imaginer
un titre aussi humiliant ? Pourquoi pas « Blanche neige »
afin que l’oxymore soit parfait ? Sans doute Omar Bongo a-t-il
eu recours à une image enfouie. L’ancien petit espion est
peut-être en droit de clamer son innocence vis-à-vis de
la France car il n’a fait que respecter à la lettre le
jeu initié le jour où il s’est mis au service de
la « coloniale ». Or perçu à l’aune
de ses 32 ans de gouvernance calamiteuse, ce titre est une véritable
injure au peuple gabonais. Une insupportable offense envers une large
partie de la population qui vit entassée dans des bidonvilles
sordides pendant qu’Omar Bongo affecte d’immenses sommes
d’argent pour la seule restauration de son palais de la rive gauche
du Komo. Evaluation des prochains travaux, d’après les
révélations du Canard Enchaîné (10-1-2001)
: 170 millions de francs (17 milliards de fcfa). Cette masse financière
sera engloutie dans la rénovation des chaudières, la climatisation,
qui à elle seule, est estimée à plus de 20 millions
de francs (2 milliards fcfa), mais aussi dans la décoration et
la rénovation des chambres et salons somptueux, cinéma,
théâtre, stand de tir, piste d’hélicoptère,
etc., sans oublier un tunnel d’accès à la mer, issue
de secours pour sauver « Blanc comme nègre » en cas
de pépin. Pays récemment au bord de l’asphyxie financière,
le Gabon a reçu une bouffée d’oxygène du
FMI qui lui a octroyé un crédit de 800 millions de francs.
Demain, lorsqu’on viendra demander des comptes à Omar Bongo,
sans doute vous dira-t-il qu’il est innocent.
Le livre constitue un instrument de marketing politique. Il cherche
à effacer l’image de « dictateur corrompu »
accolée à Omar Bongo. C’est pour cela que, dans
son introduction, Airy Routier a cru bon nous livrer un témoignage
sur ce qu’il vu, lu et entendu lors de son séjour au Gabon
: « Libreville, capitale de ce petit pays perdu dans la forêt
équatoriale, tous les livres hostiles à Bongo sont en
vente libre, à la vitrine des librairies ! Et la télévision
n’est pas en reste, où s’expriment les opposants,
avec une liberté de ton qui vaut la nôtre : le chef de
l’Etat y est constamment mis en cause dans des débats animés
et on voit presque chaque jour des grévistes dénoncer
violemment sa politique, voire sa personne ». Et le journaliste
français de conclure que le Gabon constitue un modèle
de démocratie en Afrique. Bien sûr, en habitué de
la « françafrique », Airy Routier ne s’est
pas donné la peine de se demander ce que vaut la liberté
d’expression dans un pays où le chef d’Etat se moque
de l’opinion publique et sait qu’il peut tout « payer
». Peut-être y a-t-il une liberté d’expression
au Gabon. Il semble cependant que celle-ci est devenue un pur exutoire.
C’est pour cette raison qu’un opposant comme Paul Mba Abessole
a renoncé à toute critique systématique. Omar Bongo
a usé la liberté d’expression du fait que son pouvoir
ne repose pas sur l’opinion publique. L’homme n’a
de cesse de dénigrer les journaux de l’opposition lorsqu’il
ne va pas jusqu’à les faire suspendre (dernier exemple
en date, La Griffe, dont le directeur de la publication et
le rédacteur en chef sont désormais interdits d’exercice
au Gabon) ou faire détruire des stations de radio qui mettent
à mal son mythe unificateur. La liberté de ton qu’Airy
Routier a cru saisir dans les médias gabonais constitue la parfaite
illustration de ce que le magazine anglais The Economist
a appelé « phoney democracy » («
démocratie bidon »). Il s’agit d’une
véritable façade. Une mascarade. « Une démocratie
liberticide », selon le mot d’un politologue américain,
dont Bongo contrôle intégralement le jeu. Jeu auquel la
presse ne parvient pas apporter l’équilibre nécessaire
en jouant le rôle de contre-pouvoir. Omar Bongo a déclaré,
en une sorte de boutade, que Pierre Maboundou, au lieu de 16%, fera
6% aux prochaines élections. Une telle affirmation ne tend-elle
pas à confirmer l’idée selon laquelle Bongo, par
le biais de son ministre de l’Intérieur, est le seul gestionnaire
des résultats électoraux au Gabon ? Bien entendu, le président
gabonais nierait tout cela en bloc. De la même manière
qu’il a défié la juge Eva Jolie de trouver la trace
de ses comptes suisses ou des pots-de-vin et des prélèvements
sur la rente pétrolière que, lui, Bongo aurait perçus.
Hormis quelques erreurs que l’auteur a bien voulu admettre (comme
par exemple le courrier mensonger adressé à un banquier
suisse pour couvrir son ami André Tarallo) il reste que ce livre
ne nous apprend pas grand chose, si ce n’est qu’il arrive
(comme une preuve à décharge en plein tumulte de l’affaire
Elf et du procès instruit contre François-Xavier Verschave),
léger de vérités et lourd de démentis qui
ne tromperont personne.
Marc Mvé Bekale
Grégoire Biyogo.
Aux sources égyptiennes du savoir. Vol. 1 généalogie
et enjeux de la pensée de Cheikh Anta Diop. Editions Héliopolis,
1998, 356 p.
Cet ouvrage aborde des domaines
aussi divers que l’épistémologie, l’histoire,
la philosophie, et cherche à mettre en lumière la source
première de la science moderne. L’ouvrage est traversé
par une verve puissante et inventive, qui sous-tend chez l’auteur
la volonté d’insuffler à la langue française
une vigueur venue d’ailleurs. L’auteur réussit ainsi
à faire éclater les structures figées dans lesquelles
l’Hexagone tente d’enfermer le français. A ce titre,
Grégoire Biyogo a créé un néologisme quelque
peu barbare qui résume fort bien son entreprise : « ailleuraliser
» la philosophie en l’ancrant à ses origines «
kémitiques » et « maâtiques
» que constitue l’Egypte.
L’universitaire gabonais fait montre d’une redoutable érudition,
qui s’avère bien utile dans la lutte prométhéenne
qu’il mène à la pensée occidentale. En effet,
Biyogo cherche d’abord à déconstruire la philosophie
européenne depuis les pré-socratiques jusqu’à
l’époque moderne. L’auteur part du postulat suivant
: tous les courants philosophiques, nés en Occident, s’enracinent
dans une idéologie raciste, dont le but est d’occulter
l’origine véritable du savoir. Sous la plume de Grégoire
Biyogo, la philosophie des Lumières, pour ne citer que cet exemple,
se couvre d’un voile sombre d’autant plus qu’elle
a participé activement à la criminalisation du savoir
par la caution qu’elle a apportée à l’oppression
de l’homme noir. Parmi les héritiers de ces sombres et
tristes Lumières, se trouve Hegel, dont je pense personnellement
que La Raison dans l’histoire doit être lue pour
souligner la misère d’une certaine philosophie.
Partant des Anciens Grecs (de Thalès jusqu’à Platon),
ce livre se dresse avant tout contre la falsification de l’histoire
et invite les Africains à un « retour » vers l’Egypte.
Il répond ainsi au vœu que formait Cheikh Anta Diop dans
Civilisation ou barbarie (1961), à savoir que les Africains
ne pouvaient se contenter de flirter avec la culture égyptienne.
Pour nous, le retour à l’Egypte dans tous les domaines
est la condition nécessaire pour réconcilier les civilisations
africaines avec l’histoire, pour pouvoir bâtir un corps
des sciences humaines, pour rénover la culture africaine
(Cheikh Anta Diop, p.12).
Malgré sa typographie
calamiteuse, Aux Sources égyptiennes du savoir constitue
une réponse à cette invite. Ce livre est le travail d’un
jeune universitaire passionné, courageux, prometteur, et redoutablement
intelligent, qui se sert de la plume comme d’une arme afin de
trancher les présupposés idéologiques inhérents
à la science occidentale. Présupposés qui ont poussé
à une interprétation erronée des travaux de Cheikh
Anta Diop. L’ouvrage constitue donc un espace dialogique où
l’auteur convoque les détracteurs du paradigme diopien.
Sa relecture du courant de pensée anti-diopien est un «
dé-lire », une entreprise de déconstruction
en vue de la reconstruction de l’épistémologie Cheikh
Anta Diop afin de restituer au savant sénégalais sa place
dans l’Histoire. Tel est le sens de la polémique que Biyogo
engage avec François-Xavier Fauvelle, auteur de L’Afrique
de Cheikh Anta Diop (1996).
Cheikh Anta Diop a été le premier véritable intellectuel
à nous ramener aux sources de la philosophe égyptienne
: le « Maât ». Cette philosophie énonce
une loi fondamentale de la vie : la Vérité et la Justice
participent d’un même mouvement. Tel est le grand principe
oublié par la philosophie occidentale, laquelle se déploie
davantage dans un « logos hégémonique »
qui portait déjà en germe les drames de la modernité.
L’occultation par les Anciens Grecs de l’origine du savoir
(la « Philosophie des Mystères »), s’enracine
dans une volonté de puissance destructrice dont le but est de
sonner le glas du « Maât ». Grégoire
Biyogo s’attaque donc à cette « métaphysique
» ou « logos de la capture », qui a atteint
son apogée avec des philosophes comme Hegel ou Heidegger. Depuis
toujours, la philosophie a été « surdéterminée
» par le prosélytisme racial et idéologique, car
le postulat selon lequel la sagesse est par essence grecque constitue
une contrevérité criminelle : « la dénégation
du modèle égyptien du savoir » qui a culminé
dans « l’antikémitisme », c’est-à-dire
la haine du peuple noir et de sa civilisation.
Toutefois, la genèse de « l’antikémitisme
», ainsi qu’elle est établie dans ces travaux, semble
éminemment problématique : si les théories racistes
sont clairement développées chez Hegel, Kant, Gobineau,
etc., cela est-il vrai des Anciens Grecs qui se sont nourris aux sources
du savoir égyptien ? Grégoire Biyogo a tort de vouloir
trancher la question du racisme par des raccourcis philosophiques. Et
l’on a parfois le sentiment que l’auteur transforme ses
intuitions et soliloques métaphysiques en une vérité
indépassable. En somme, ses spéculations excessives sur
la haine raciale font davantage penser aux théories afrocentristes
d’un Leonard Jeffries, professeur déchu de la City University
de New York.
Grégoire Biyogo situe « l’antikémitisme
» dans la période pré-socratique. Or des ouvrages
bien documentés sur cette période soulignent que le Noir
faisait partie intégrante de l’espace culturel de la Méditerranée.
Il ne faisait l’objet d’aucune discrimination. Si l’on
prend l’exemple de l’esclavage dans l’antiquité
gréco-romaine, il apparaît que sa pratique n’était,
en aucune façon, liée à la couleur de la peau ni
à l’appartenance culturelle, encore moins à l’infériorité
innée d’un groupe – préjugé qui a justifié
la traite des Noirs. A cet effet, l’ouvrage de Frank M. Snowden,
Jr., Before Color Prejudice. The Ancient View of Blacks
est riche d’enseignements . Professeur émérite
à Howard University, Frank Snowden, Jr. propose une analyse de
la question raciale dans l’antiquité qui me semble assez
complète en raison de la somme considérable de sources
exploitées. L’universitaire américain :
Sympathetic references to
Ethiopians [...] such as those of Herodotus, Diodorus, and Seneca, therefore,
should perhaps be regarded as a tribute to the objectivity
of classical writers in recording the Ethiopian point of view. (Frank
Snowden, p.58. Je souligne)
Dans leurs écrits, les
auteurs anciens faisaient montre d’objectivité et semblaient
assez loin du « logos de la capture » que Biyogo
leur attribue :
It is important to emphasize
that the overall, but especially more detailed Greco-Roman view of blacks
was highly positive.[...] There was clear-cut respect
among Mediterranean peoples for Ethiopians and their way of life. (Ibid.
59)
L’auteur poursuit en affirmant
que les Grecs n’ont jamais succombé au « racisme
biologique » :
Notable, therefore, is the
fact that the ancient world did not make color the focus of
irrational sentiments or the basis for uncritical evaluation
[...] This is the view of most scholars who have examined the evidence
and who have come to conclusions such as these : the ancients
did not fall into the error of biological racism. (Ibid.
70. Je souligne).
Au sujet de l’esclavage,
il précise :
In antiquity slavery
was independent of race or class, and by far the vast majority
of the thousands of slaves was white, not black. The identification
of blackness with slavery did not develop. No single ethnic
group was associated with slave status or with the descendants of slaves.(Ibid.70.
Je souligne)
L’hostilité des
Européens envers les Noirs n’est pas à rechercher
dans la Grèce antique, car la négrophobie est une attitude
relativement contemporaine. L’instrumentalisation de la couleur
dans le discours raciste occidental commence véritablement au
15ème siècle lors des premiers contacts entre les explorateurs
européens et les peuples d’Afrique noire, dont la prétendue
‘laideur’ physique et morale apparaissait comme symbole
même du Mal. « L’antikémitisme »
semble postérieur aux premiers contacts entre la Grèce
et l’Egypte. Ce d’autant plus que la littérature
grecque abonde de récits et de témoignages révélateurs
de l’admiration que les Grecs vouaient à la civilisation
égyptienne. Le néologisme « antikémitisme
» participe d’une construction savante, témoigne
d’un esprit créatif chez Biyogo. Et il est tout à
l’honneur de l’auteur d’essayer de mettre en parallèle,
par le jeu de l’homonymie « l’antisémitisme
» et « l’antikémitisme ». Il
reste que ce néologisme semble un pur artefact qui n’apporte
rien de nouveau au débat sur la question du racisme.
« L’antikémitisme », entendu comme
haine des fondements de la civilisation noire, est lié aux progrès
techniques qui ont permis aux Européens de découvrir des
terres nouvelles, dont certaines étaient habitées par
des populations aux mœurs étranges qui devaient ‘confirmer’
la mythologie biblique : le Noir, par sa laideur physique et morale,
était le lieu de résidence du péché. Il
devait incarner le démoniaque par excellence. La haine de l’homme
noir – avec ses conséquences graves que furent la traite
négrière, l’institutionnalisation du racisme, le
colonialisme – serait née des présupposés
métaphysiques énoncés dans les écrits «
saints » : le noir représente l’archétype
du Mal. En ce sens, Grégoire Biyogo a raison de recourir à
une image oxymorique (« sombres Lumières »)
afin de montrer l’échec de la civilisation occidentale
en tant que « civilisation lumière ».
Enfin, il y a la Sur ce point, il convient de se demander si l’auteur
ne commet pas l’erreur reprochée aux Occidentaux qui voyaient
la Grèce comme la patrie de la philosophie. Si tant est que «
l’être se dit de façon multiple »,
pourquoi n’en serait-il pas de même du savoir ? Nul besoin
d’être Aristote pour reconnaître qu’il n’y
a pas un savoir, mais des sommes de savoir nées des ‘esprits’
multiples. La raison est une et indivisible, et se déploie en
des horizons divers tout comme l’être humain qui en est
le dépositaire.
Il était temps que s’inventât un Biyogo dans un pays
où les lettrés ont toujours été timorés,
creusant le lit de leur propre invisibilité. Grégoire
Biyogo est un inventeur, un novateur, un redoutable polémiste
doté d’une plume rebelle et coruscante. Cependant, l’auteur
ferait bien attention à ne pas transformer l’égyptologie
en « biyogologie », c’est-à-dire en
une science des néologismes barbares et de la réfutation
radicale de toute problématique qui lui déplaît.
UN OUVRAGE PHILOSOPHIQUE
SUR LA REFONDADTION POLITIQUE EN AFRIQUE
A la question de savoir si le
capitalisme global est bénéfique pour l’humanité
tout entière, le très conservateur hebdomadaire anglais
The Economist, dans une enquête intitulée « la globalisation
et ses critiques », répondait par l’affirmative en
s’appuyant sur les analyses d’une armée d’économistes,
en particulier celles contenues dans le livre d’Edward Graham,
Fighting the Wrong Enemy : Anti-Global Activists and Multinational Enterprises,
publié par l’Institute for International Economics. The
Economist notait : « il est important de comprendre pourquoi
les sceptiques ont tort ; pourquoi l’intégration [mondiale]
de l’économie est une force du bien ; et pourquoi la
globalisation, loin d’être la cause première de la
pauvreté, est le seul remède capable d’y mettre
fin ».
En élaborant une théorie critique du capitalisme global,
Jean-Rodrigue Eyene Mba est conscient de s’engager dans un combat
prométhéen avec les tenants d’un ordre politico-économique
qui semble avoir signé la « fin de l’histoire ».
En effet, l’étudiant-chercheur gabonais prend le contre-pied
de tous ceux qui voient le salut de l’Afrique dans le libéralisme
sans entraves.
Résultat des travaux commencés à l’Université
nationale du Gabon, cet essai interroge les paradigmes néolibéraux
nés de l’effondrement du communisme. Quelles sont les conséquences
du libéralisme global sur la structure de l’Etat en Afrique
? Les économies africaines réussiront-elles à intégrer
les fondamentaux de la mondialisation ? A partir de quelle plate-forme
éthique et philosophique l’Afrique doit-elle prendre le
train global lancé dans un mouvement irréversible ?
Dans un premier temps, Eyene Mba montre que le libéralisme économique
s’est implanté en Afrique par le biais des plans d’ajustement
structurel, dont les objectifs ne pouvaient se réaliser que par
l’instauration d’un « Etat minimal », ce qui
devait entraîner mécaniquement le développement
humain grâce aux forces du marché. C’est le «
jeu de catallaxie » observé par Friederich Hayek (philosophe
et économiste d’origine autrichienne), fort bien commenté
dans la première partie de l’ouvrage. Or l’échec
de ses plans de sauvetage a mis au jour l’un des paradoxes du
néolibéralisme. Loin d’engendrer le développement
escompté, les ajustements structurels ont plutôt accéléré
la déclassification économique de tout un continent dont
la pauvreté ne fait que s’accentuer.
Sans rejeter les forces en action dans le capitalisme, l’auteur
invite davantage l’Afrique à repenser la globalisation
« au-delà des paramètres purement économiques
et financiers pour [l’] enraciner dans une éthique qui
situe l’être humain comme une valeur primordiale. Car la
globalisation « en soi et pour soi » est porteuse de crise
profonde, dont celle qui conduit à la dépréciation
de l’essence humaine ». Soumis aux injonctions étrangères,
les pays sous-développés se retrouvent dans une situation
de déchirure. Il n’est donc pas étonnant que partout
à travers les pays du Sud, de la Thaïlande au Gabon, le
Fonds monétaire international et la Banque mondiale soient voués
aux gémonies, n’inspirent que du ressentiment et des impulsions
qui trouvent parfois leur exutoire dans la violence. Cette violence
s’exerce non seulement sur les individus (par l’instauration
de l’anomie sociale) ; elle aboutit également à
l’enlisement des démocraties naissantes, au délitement
de l’appareil étatique, désormais privé de
ses attributs régaliens. En ce sens, la globalisation apparaît
plutôt comme la troisième phase du colonialisme contre
laquelle l’auteur se dresse.
Pour élaborer sa théorie de la « refondation politique
», Eyene Mba convoque d’innombrables philosophes et économistes
aux débats. Il réajuste les concepts d’Adam Smith
en soulignant comment les libéraux les ont quelque peu brutalisés
pour justifier leur dessein hégémonique. Au terme de son
entreprise de relecture des énoncés politico-économiques,
Eyene Mba met à nu le « jeu dialectique entre l’aide
au développement et l’impérialisme » qui conduit
à une « satellisation » des économies africaines.
A ses yeux, le développement économique passe par l’instauration
d’une culture de développement, construite selon le modèle
humaniste des Lumières. Il invite ainsi l’élite
africaine à un « mimétisme rationnel » (opposé
au « mimétisme passif » du caméléon),
c’est-à-dire à une appropriation des valeurs à
même d’impulser la marche du continent. Les Africains ne
peuvent esquiver la question de la définition de l’existence
humaine. C’est par la saisie de son essence qu’ils pourraient
mieux bâtir l’avenir. Nous sommes donc en face d’une
pensée humaniste qui milite pour la responsabilité sociale
du libéralisme, c’est-à-dire la négociation
d’un espace intermédiaire où le capital serait au
service de l’humain et non un culte.
Idéal noble, qui pousse l’auteur à un corps à
corps épistémologique avec les politologues postmodernes.
A commencer par Francis Fukuyama dont la théorie de « la
fin de l’histoire » est habilement revisitée. L’idée
d’universalisation de la démocratie libérale popularisée
ces dernières années dénote l’impérialisme
du discours libéral et tend à enfermer le monde dans une
vision univoque. Le contenu de ce discours se pose comme absolu si l’on
admet la réalité d’un horizon historique et économique
indépassable. Démocratie et capitalisme global écrivent
ainsi la grammaire de l’ultime réalisé. Francis
Fukuyama le réaffirme d’ailleurs avec vigueur dans un article
au magazine américain Newsweek (n° spécial,
décembre 2001-février 2002), où il dénonce
« l’islamo-fascisme » incarné par le mouvement
Al Qaida d’Oussama ben Laden. Fukuyama écrit : «
Il y a plus de dix ans, je soutenais que nous avions atteint la
‘fin de l’histoire’ [qui] a culminé
dans la démocratie libérale et le capitalisme de marché
[sic]. De mon point de vue, cette hypothèse demeure correcte
en dépit des évènements du 11 septembre : la modernité,
representée par les Etats-Unis et les démocraties avancées,
restera le principal moteur de la politique dans le monde, alors que
les institutions qui incarnent les valeurs de liberté et d’égalité,
caractéristiques de l’Occident, continueront de s’étendre
».
Face au prosélytisme libéral d’un Fukuyama, J.R.
Eyene Mba trace les voies d’émergence d’une praxis
nouvelle. Laquelle opère selon la dialectique hégélienne
du maître et de l’esclave et se dénoue par l’affranchissement
moral de l’individu opprimé.
La polémique engagée avec Francis Fukuyama apparaît
quelque peu vaine du fait que la théorie de la « fin de
l’histoire », quoi que dise son auteur, se réfute
ou s’épuise d’elle-même. Et il convient de
noter que Fukuyama eût-il vécu à l’époque
de la Renaissance italienne qu’il aurait sans doute disqualifié
toute autre civilisation existante. La Fin de l’histoire
vaut moins par son contenu conceptuel que par l’impact publicitaire
que ce titre était censé produire sur le marché
des sciences spéculatives. Car un penseur rigoureux, conscient
de l’axiome héraclitéen selon lequel «
il n’y a rien de permanent excepté le changement »,
ne saurait postuler l’achèvenement de l’histoire.
En revanche, l’essai d’Eyene Mba eût gagné
en épaisseur si l’auteur avait trouvé utile d’exploiter
l’abondante littérature produite ces dernières années
dans le champ exploré. Le lecteur informé fermera quelque
peu cet ouvrage avec le sentiment d’un discours itératif
sur les méfaits de la mondialisation. On l’aurait compris,
ces quelques réserves indiquent bien que ce livre d’apprentissage
est le fruit d’un Esprit en maturation. Le meilleur est à
venir.
Marc Mvé Bekale
Jean-Rodrigue Eyene Mba,
Démocratie et développement en Afrique face au libéralisme.
Essai sur la refondation politique, Paris, L’Harmattan, Coll.
Points de vue, 2001, 141 p. 80 FF.
Retour
haut de page
Retour